Conviction | Sibylline & Reagan

Conviction

Il est exactement 17h lorsque tu finalises le calcul d’un échéancier pour une petite entreprise dans laquelle tu as investis récemment. Pas beaucoup de moyens mais une belle ambition, tu n’es que rarement l’homme à dire non, Reagan, car tu trouves toujours les solutions pour que les business fonctionnent. L’argent n’est jamais jeté par les hublots, de cela, personne n’a à douter.

Tu sors ta grande carcasse de ton fauteuil, raidi par une après-midi passée assis, et profite que Sibylline ne soit pas encore là pour faire apporter des boissons. Café, thé, alcool – même si tu sais qu’elle ne prendra pas de ce dernier. C’est pour toi, généralement, ou pour les fins de belles soirées.

Distraitement, tu vas ouvrir ton agenda sur ton bureau afin d’y griffonner un rendez-vous posé l’après-midi même. Le garde du corps de Reyna, que tu devras rencontrer pour valider sa présence de chaque instant. C’est aussi ton bureau, après tout, et c’est surtout ta sœur. Ton aval est tout sauf dispensable. Tu n’as que peu entendu parler de l’homme en question, mais peut-être que c’est une bonne chose. La discrétion est une qualité recherchée par les Kramer quand il s’agit des collaborateurs.
Tu te feras ton propre avis.

Lorsque ton axiom sonne, tu t’assoies au bord de ton bureau et demandes à la laisser entrer. Ton sourire s’élargit au moment où elle passe la porte ; Sibylline. Une belle femme qui, malgré les apparences, possède bel et bien la tête sur les épaules. Surtout quand il s’agit d’argent à te demander.

— Sibylline. Tu es en beauté, comme toujours.

Tu lui fais signe de s’asseoir sur l’un des fauteuils installés dans un coin de la pièce. Tu avais fait comprendre à Reyna qu’un endroit plus chaleureux, dans le bureau, était une ouverture au business. Un client ou un demandeur à l’aise est beaucoup plus apte à céder. Tranquillement, tu te diriges vers la commode où se trouvent les boissons.

— Qu’est-ce que je te sers ? J’ai littéralement de tout.

De ton côté, tu remplis ton verre d’un jus de tomate relevé à outrance au tabasco. L’un des condiments que tu pouvais ressentir sur tes papilles défaillantes. Une fois qu’elle a répondu, tu apportes sa boisson que tu déposes délicatement sur la table basse, avant de prendre place à ton tour. Les longues jambes croisées, tu la regardes en déposant ta joue contre ton poing, léger sourire en coin.

Avenant.
Charmant.
Engageant.

— Tu connais la musique. Tu as une heure pour me convaincre.

Mais toujours un requin.

Conviction

Tu avises le panier rempli de douceurs apportées par la jeune femme. Ce n’est pas pour toi que tu avais demandé des en-cas, mais pour elle-même – tu ne trouvais aucun plaisir à manger ce qui était habituellement servi, peut-être l’une des raisons pour lesquelles tu étais si sec de musculature. En outre, ta sœur ou les autres Kramer seraient peut-être contents que tu leur laisses le panier dans la salle de repos. Méthodiquement, tu sors deux ou trois en-cas que tu disposes sur une assiette au milieu de la table basse, afin qu’elle puisse se servir. Les autres, tu les laisses dans leur panier sur ton bureau.

Une fois assis, tu lui laisses la parole d’un geste et la voilà qui s’en va dans des contrées lointaines.
                  Très.
                                  Lointaines.

La tête contre ton poing, tu observes d’un air tiraillé entre l’ennui et la stupeur ce que la Musa des Cervantes t’a préparé. Si Reyna avait été là, elle l’aurait stoppé à la première slide. Toi, tu as la douce curiosité de la laisser continuer. La proposition n’est pas complètement dénuée de sens, bien que présentée de façon tellement colorée que tu doutes en tant que Kramer qu’un jour, de toute ta vie, tu aies pu faire une terreur pareille.

La musique, trop forte pour une fin d'après-midi, est un supplice (dans un autre contexte, tu aurais pu en rire). Le mot « empowerment » te pique les yeux, tu te les masses lentement jusqu’à ce qu’elle décide de passer à la prochaine slide. Bon sang. L’heure va être longue.

Elle te parle d’élire les personnes les plus belles. Tu retiens en toi la profonde pokerface qui te vient rien qu’à cette idée. Quelle perte de temps. Qui se fiche bien de la personne la plus belle sur Terre, dans l’espace ou sur ce vaisseau ? Certainement que les Cervantes. Pourtant, les quelques pauvres chiffres attirent ton attention et tu te notes d’en vérifier les sources ultérieurement. Tu es capable de voir les intérêts même lorsqu’ils sont dissimulés sous les pires niaiseries.

Des costumes, des maillots. En veux-tu, en voilà. Tu gardes le mince d’un sourire et te masses les tempes. Comme à son habitude, la pétillante Sibylline avait de la suite dans les idées et, surtout, un débit de parole que peu de personnes oserait stopper. Justement, toi, tu en faisais partie.

Tu lèves la main pour lui signifier de se taire car, oui, tu avais des questions.

— Je t’arrête tout de suite, et je te pose la question même si j’ose croire que cela se trouve dans tes jolies slides suivantes. Où se trouve le profit dans ce projet ? Et je t’en prie, ne me parle pas de joie, de sourires et de volupté. Je ne prends pas de dividendes là-dessus.

Tu laisses tes yeux vaquer à l’écran projeté de son axiom.

— La Terre regroupait plusieurs milliards de personnes, et tu me parles d’un audimat de quelques millions. Qu’est-ce que cela va représenter sur notre vaisseau ? As-tu des chiffres, Sibylline ?

Tu te redresses légèrement sur ton fauteuil, l’air sérieux.

— Non que l’idée soit dénuée d’intérêt, tu sais bien que je suis le premier à aider vos entreprises, à vous les Cervantes. Je vous apprécie, mais là, on parle de mon travail et surtout de ma carte de crédit. Si tu me causes seulement de costumes, de danse, de discours et de jolies robes, je risque de te paraître moins agréable que lorsqu’on se croise dans les couloirs.

Tu lui fais un signe de la tête, un doux sourire à nouveau fleurit sur tes lèvres.

— Mais je te laisse continuer. Je suis persuadé que tu as bien fait les choses.

Tu prends une gorgée de ta boisson, laissant le piment te brûler agréablement la langue.

Conviction

La slide intitulée « SWOT » attire immédiatement ton regard, relevant ton intérêt pour la présentation de la charmante Musa. Il te semble avoir entendu votre Peridot parler de cela, un jour lointain lors d’une réunion à visée marketing et propagande. Tu n’en maîtrises pas les détails, mais suffisamment pour que tu observes attentivement les différentes entrées dans chaque case. A l’évocation du « fun », ton sourcil droit se dresse et tu regardes Sibylline droit dans les yeux.

— Le fun.

Sous-titré « Le fun ne remplit pas mon compte stellaire ».

Tu lui laisses à nouveau la parole, glissant tes doigts sous ton menton. Ce sont bien entendu les Cervantes qui se chargeraient de l’animation, et cela te tire un mince sourire. Ils ne laisseraient jamais passer cette occasion et vous pouviez compter sur eux, si l’événement avait bien lieu, pour faire une promotion comme le vaisseau n’en avait jamais connu. L’idée du rose, du pastel et des paillettes fichues partout dans les couloirs te donne déjà mal au crâne.

Tu prends une nouvelle gorgée, les yeux fermés, mais viennent alors les mots qui pourraient t’étouffer. De rire ou de pitié. Valoriser les petites gens. Ta sœur et ton père entendent certainement leurs oreilles siffler. Mettre en avant des Kymal ou des Galéreïs ? Tu vois déjà la tête de ta sœur en lisant le rapport, ce soir. L’idée te fait rire, tu le masques derrière tes doigts tout en continuant d’écouter Sibylline.

La mention du financement participatif te fait tiquer. D’ores et déjà, tu sais qu’aucun Kramer n’irait se porter volontaire, gratuitement, pour faire vivre un tel événement. Certains vous définiraient comme vénaux, tu préfères dire « parcimonieux ». En revanche, il est bien possible que les « petites gens » aillent s’empresser de s’inscrire pour mettre de la couleur dans l’insignifiance de leur petite vie. Cela te fait réfléchir.

Tu la coupes un instant lorsqu’elle te parle de monter des égéries, des influenceurs que les habitants suivraient, aux dépends du Sénat pour lequel ils n’avaient, effectivement, jamais voté. C’est Dogma qui avait fait de vos familles les dirigeants, et il est bien hors de question que qui que ce soit puisse obtenir le pouvoir de vous contredire.

— Dois-je comprendre que ton événement risque de nourrir une potentielle insubordination ?

Bien sûr, l’inverse est tout aussi possible. Si vous pouviez vous débrouiller pour que les gagnants soient de fidèles pions à votre solde, le pouvoir de votre famille serait encore plus grand. Tu te notes de parler de cela à ta sœur, car vos ambitions n’en seraient que plus accessibles.

Tes yeux glissent sur les corps qu’elle repasse à l’écran. Les femmes, les hommes. Certes, agréables pour les yeux, tu n’es pas un insensible. Pour autant, tu devines bien que cela n’est qu’une façon de détourner ton esprit de l’important.

Enfin, elle termine – pour le moment.
Tu restes silencieux, les yeux plantés sur le fameux SWOT qui indique en gros « AUCUNE » dans le champ des menaces. Pourtant, tu en avais déjà soulevé une. Lentement, tu croises les mains sur tes genoux, tu observes cette femme qu’un autre temps pourrait qualifier d’une amie. Aimerais-tu qu’elle le soit, Reagan ? Tu tais cette part de toi pour la ranger dans le noir, là où ton enfance s’était brisée.

— Tu viens donc me présenter ton événement, tes paillettes et tes arguments… pour ne pas me demander d’investir ? Tu perds un rire. Le bénéfice, Sibylline. Viens-en aux faits, je te prie. Si cette jolie… mascarade a lieu, comment les Kramer seront-ils récompensés de leur investissement ?

Tu te reprends à réfléchir sérieusement, bon sang, et tu croises tes jambes.

— La beauté est une valeur subjective. Toi qui prends tellement à cœur le bien-être et le fun, as-tu réfléchi à ce que la défaite engendrerait chez certains ? Non que personnellement je m’en intéresse vraiment, mais cela m’étonne de toi, tu es tellement altruiste et investie pour les autres.

Tu penches la tête sur le côté, le sourire trop charmant.

— Passons aux activités, au business plan et aux prédictions. Je suis sûr que tu as prévu des choses extraordinaires et je veux t’entendre m’en parler. Tu es exquise, quand cela te tient à cœur.

Tu ajoutes :

— Et pitié, ne me vouvoie pas, j'ai l'impression d'être mon père.

Conviction

La menace d’insubordination ne lui est pas sérieuse, tu le vois dans ses beaux yeux, mais de ton avis le sujet est à prendre en considération. Les égéries, les célébrités. Il est inscrit dans les registres terriens bien des exemples qui étayent ton propos, on t’a martelé toute ton enfance avec la politique, la culture et l’influence. Tu choisis pourtant de mettre de côté ces doutes, notés dans ton esprit afin de les partager avec ta jumelle quand le moment sera venu
– s’il vient un jour.

— Eh bien, si tu viens en tant qu’entrepreneuse… j’imagine que ça change tout. C’est tout à ton honneur. Tu souris en coin. Tu ferais bien de reprendre quelques-uns de tes subordonnés sur ce point d’ailleurs, certains se permettent une familiarité que, j’imagine, tu n’oserais pas laisser passer auprès de votre principal investisseur.

Son foutu organisateur de soirées et autres fêtes au prix démesuré, par exemple.

Tu te frottes le menton à sa réponse sur les conséquences de la défaite. Non que cela t’importe vraiment, ce que les autres ressentent. Tu n’es pas là pour faire dans le social, sinon, Dogma t’aurait envoyé chez les Kymal. Ou les Cervantes. Tu te fiche des états d’âme. Le sujet glisse donc rapidement, laissant à Sibylline l’occasion de passer au déroulement des festivités.

Il ne t’échappe pas qu’elle garde encore et toujours à l’écart la question du budget.

— Tu proposes donc un événement en deux temps. Miss et Mister Maison, puis Miss et Mister Vaisseau. Rien que les mots sur ta langue te donnent l’impression d’être ridicule. J’imagine que c’est une question de plusieurs semaines. Combien de temps prévoyez-vous que toutes vos émissions et toutes vos épreuves durent ?

Tu poses ton coude sur l’accoudoir de ton fauteuil, la joue calée sur ton poing. Si tu n’étais pas Kramer, si tu n’étais pas l’investisseur de presque toutes les entreprises du vaisseau, si tu n’avais pas été élevé pour ça, alors certainement que tu pourrais lui dire que l’événement est intéressant. Tu pourrais la pousser à aller plus loin, réfléchir à des thèmes, de quoi exciter l’audimat. La réalité étant ce qu’elle est, tu ne vois que le trou que cela va représenter dans vos finances. Et tu as beau apprécier les Cervantes, un tant soit peu, tu as pertinemment conscience qu’ils sont toujours les plus retardataires à verser ce qu’ils doivent.

Tu te frottes les yeux, en proie à une profonde réflexion. Ils ont une influence sur le vaisseau non négligeable, c’est indéniable. Depuis qu’ils se sont mis à pousser la chansonnette et organiser des kermesses, les Cervantes gagnent en popularité auprès de tous. Il serait idiot de priver les Kramer d’une bonne image par une nouvelle association de vos maisons (bien qu’il soit plus idiot encore d’imaginer tes pairs porter des robes à paillettes). De plus, l’entrepreneuse soulève un bon point en mentionnant votre Péridot. Doucement, une idée germe dans ton esprit.

— Sibylline.

Sa façon de te parler et son sourire te dérident. Pour faire écho à ses propos, le ton de ta voix prend des accents séducteurs.

— Si je ne te connaissais pas, j’oserais croire que tu tentes de me faire ouvrir le portefeuille en usant de ton charme. Le souffle d’un rire. Prends garde aux conséquences, si d’aventures cela marchait.

Tu te redresses, terminant le fond de ton verre d’un cul sec. Tranquillement, tes yeux vaquent à la projection, tu tapotes de ton index contre ta cuisse. Il y a du potentiel. Tu crèves de l’admettre, mais il y en a.

— Je ne suis pas un imbécile, je sais pertinemment que tu ne parles pas de budget de crainte que cela me freine complètement. Tu te penches pour attraper l’une des douceurs salées sur la table, la dépiaute avant d’en prendre un morceau complètement fade sur ta langue. Prévoyez-vous des sondages pour déterminer l’audimat potentiel ?

Tu sais d’ores et déjà le marché que tu comptes lui proposer.

Conviction

Une altercation est bien peu dire, quand on parle de ce que tu entretiens avec le Caos. Une haine, une souffrance de se tenir ne serait-ce que dans la même pièce, si douloureuse qu’elle vous mène à vous perdre, peut-être de peur que l’once d’humanité qui vous anime ne s’échappe avant que vous ne puissiez y goûter. Tu souris, Reagan, le coin de tes lèvres tout juste étiré.

— Une ou deux, à l’occasion. Euphémisme. Je te ferai savoir lorsque mes limites auront été franchies par ton artiste, mais peut-être alors que j’aurai déjà sévi.

Tu balaies le reste de cette conversation d’un geste du poignet, le visage de l’insupportable sous-fifre de Sibylline réveillant un agacement dont tu pourrais volontiers te départir. Vous en revenez à des questions plus terre-à-terre en lien avec le stupide événement qu’elle se veut organiser – mais pour lequel tu ne perdrais jamais l’occasion de nourrir ta famille et fortune de quelques crédits. Tu tiques à la mention d’autres investisseurs.

— Me penses-tu incapable de subvenir à vos besoins financiers ?

Tu sais d’ores et déjà que si tu mets pression sur les quelques personnes possédant un centième – voire un millième – de ta fortune, ils n’oseraient certainement pas s’avancer à débourser et t'avoir à dos. L’investissement, c’est ton jeu, Reagan, ton marché personnel dont tu es le maître d’échiquier.

Et tout une autre manche commence. Vos paroles se parent d’enjôlement, tu es toi-même surpris du tournant de ce rendez-vous pourtant bien professionnel. Elle l’avait dit elle-même. Le charme au bout des lèvres – c’est peut-être tout ce que tu possèdes en dehors de tes crédits stellaires – tu l’observes venir à toi, s’installer et ouvrir un bouton de son blazer. Ton sourcil se hausse, ton sourire carnassier. Tu n’es pas certain qu’elle soit réellement consciente du jeu auquel elle est en train de jouer.

Tes yeux descendent à la peau translucide que tu devines douce rien qu’à son grain velouté. À quoi bon s’empêcher d’observer les belles choses que la vie te pose juste sous le nez ? En remontant jusqu’à ses yeux, ton visage se fait plus ardent. Tu te redresses, simplement pour pouvoir la surplomber et te pencher vers sa silhouette installée, vers son visage. Elle est belle, seul un idiot pourrait le nier.

Délicatement, tes doigts viennent à la rencontre de la peau ainsi dénudée. Ils caressent le creux de sa gorge à l’endroit où son pouls tinte, glissent lentement le long d’une clavicule à semi-découverte. C’est aussi doux que tu l’imaginais, de la toucher. Ton sourire est plus suave, alors, plus paresseux. Ton souffle s’échoue si près.

— Des conséquences que tu ne souhaites pas assumer. Et que je ne te demanderai jamais d’endosser.

Tes doigts terminent leur course aux pans de son blazer, dont tu refermes doucement le bouton pour te rendre aveugle à nouveau de sa peau. Ton air est plus vrai, un court instant, plus empli de respect. Alors que vous étiez si proche, l’espace de longues secondes, tu te recules pour revenir à ton siège.

Tu te racles la gorge, pour marquer la fin de cette bulle momentanément créée.

— La diffusion large est une stratégie valable, je ne veux personne qui puisse passer à côté de l’événement – sinon, à quoi bon l’organiser ? Tu tapotes de tes doigts sur le bois devant toi. Chaque commerçant volontaire pourra faire passer des publicités pour son commerce au cours de la diffusion. Ils devront payer pour en avoir le droit, et chaque recette me reviendra intégralement. Cela ne couvrira pas complètement le coût de l’événement, mais je prévois également de trouver mon compte par le biais des activités que tu prévoies les jours J. Ou par les retombées quelles qu’elles soient par la suite. Je te fais grâce du potentiel montant des dividendes puisque le budget n’est apparemment pas encore calculé.

Tu attrapes un stylo que tu fais rouler entre des doigts.

— C’est mon marché.