Tu fais tomber le verre. Encore. Trahie par tes doigts mécaniques, par cette machine thaumaturge, cet ersatz d’organe tentant de toucher le divin biologique. Les éclats rebondissent contre ta jambe métallique. Tu crois y voir ton mille reflets de ton corps brisé. Tu le hais.
Tu claques de la langue, frustrée. Et, dramatique comme à l’accoutumée, tu fais volte face, ta blouse volant telle une cape dans ton sillage.
Tu dois aller à la rencontre du professeur. L’artisan claudiquant de ta pseudo-validité.

Il y a des années de ça, tu étais son élève.
Le génie biomédical était éloigné de ton domaine de prédilection, mais tes besoins personnels requéraient les compétences d’un spécialiste. A l’époque, ta main droite était incapable de préhension et tu ne pouvais te mouvoir qu’avec la rigidité d’équipements médicaux datés. Dès vos premières interactions, vous étiez entrés en désaccord. Le professeur est un réformiste, un blasphémateur de l’antique Terre. Le progrès guidé par la morale, par des entraves imposées. Tu n’as jamais partagé cette vision. Alors, vous aviez jouté, mesuré votre valeur à l’étalon de vos idées. Les siennes, tu le reconnais sont avant-gardistes. Il est indéniablement compétent. Le meilleur dans son domaine. C’est pour ça que tu t’en étais remise à lui, à son ingénieuse magie.

Néanmoins, tu vois les choses différemment. Tu as une vision, une mission. Quelque chose qu’il ne saisit pas. Pourtant tu l’apprécies, malgré ses défauts, ses lacunes. Tu es friande de la dialectique de l’Antiquité terrienne, tu veux achever ta maïeutique du monde. Il pourrait être ton Socrate.
Tu foules un espace où d’illustres philosophes ont cultivé leur pensée. Les murs se parent de fleurs et de pierre blanche. Le Neo Century se déforme et s’adapte à ta réalité. Tu es une athénienne régale, gardienne de l’autel de l’Homme comme déité, pythie transfigurée par les flammes ; le don de prophétie à un prix. Tu traverses l’agora et ignore le raisonnement sourd de ton pied revêtu de bronze contre le sol.
Et enfin, un temple de savoir. Tu le pénètres avec lenteur, t’imprégnant de l’odeur de café qui y règne. Fumant comme un encens sacré. Sans un mot. Tu te dresses devant lui, ta haute stature et ton visage inexpressif comme spectacle offert à ses yeux. Avatar incomplet d’un concept à déterminer.

Cent versets… De sang versé…, tu murmures d’une voix absente.

Puis, tu tournes la tête vers l’occupant des lieux. Tu fais l’effort de te départir de cette habitude de l’appeler “professeur”. Le Cyclamen est désormais ton collègue. Mains noueuses et yeux cernés, fossettes et cheveux ébouriffés. Il a un certain charme. Tu pourrais peut-être un jour t’y abandonner pour en faire volontairement les frais.
Sortie de tes fantasmes, tu t’adresses à lui d’une voix plus forte.

Yve. Ma main ne me permet plus d’accomplir mon labeur… Je viens à toi pour recouvrer toute ma dextérité. Veux-tu bien me venir en aide ?

Tu tends le bras devant toi et penche la tête sur le côté en faisant jouer les rouages de tes doigts.
Sans attendre sa réponse, tu t'installes près de lui. Chevalière nécessitant son forgeron. Le voilà tâché de réparer la main créatrice. Exquis sacrement.

Sais-tu ? Le vent tourne en faveur de l’exploration spatiale. Je vais avoir besoin de pratiquer mon art, je le sens. Un nouveau monde est proche…

Tu souris en prononçant ces mots. Tu y érigeras un nouveau Parthénon.