Il y a du bleu dans l’air.

L'opulence est maître-mot ce soir. Son père avait fait en sorte que la crème de la crème de Neo Century se complaise dans les luxes qui leur étaient exclusifs. Dress code exigé, buffet exceptionnellement garni, decorum de rigueur et musique classique. L’orchestre baignait dans l’aura pervenche qu’elle seule semblait voir.

Les Cervantes s’étaient donnés du mal ; mais sans surprise, dès lors qu’une fête était réservée aux chefs de famille, le budget ne posait plus problème. C’était peut-être le seul moment où les autres familles daignaient enfin complimenter les artistes qui avaient mis en place ce genre de soirée. Sa famille était difficile à manquer – ils portaient du blanc, et des tenues plus extravagantes que classiques pour se distinguer des autres.

Sibylline n’avait pas échappée à la règle. Elle était ravie, la robe paraissait si simple, unie, mais adroitement plissée, arrangée. Mais Sibylline aimait cet aspect-là. Sur quelqu’un d’autre, elle n’aurait pas eu l’air aussi élégante. Elle savait que tout était dans l’attitude, et elle n’était pas dans la maison des muses pour rien.

Et elle avait cette obstination à se montrer plus terre à terre que son père lorsqu’il s’agissait de démonstration de pouvoir. Semblerait-il que pour lui, l’argent était comme la confiture : moins on en a, plus on l’étale. Il avait cherché à mettre les Vaga à l’honneur, depuis que la famille avait repris la présidence au Sénat. Cela amusait Sibylline, qui ne se plaignait pas que son amitié avec Maeve soit valorisée plus que jamais.

D’ailleurs, après avoir fait suffisamment de ronds de jambe, elle se retire auprès de ses parents pour profiter de la soirée, et chercher la Vaga des yeux. Quelqu’un s’approche, et étrangement, elle ne semble pas le reconnaître. Pourtant, elle avait fait son travail : secondé son père à l’organisation de l’événement  – c’était impossible qu’elle ne puisse ni connaître ni reconnaître ce garçon.
Elle en était certaine ; parce qu’elle n’aurait jamais pu oublier son visage.

Il souriait, alors elle lui sourit en retour, comme un réflexe.
Il lui semblait que la musique changeait de couleur maintenant.
Plus vive, plus colorée.
Le doré se mêle au violet.

Sibylline cligne de ses grands yeux verts plusieurs fois avant de rire, amusée, face à sa présentation.

En réalité, mon nom est Sibylline. Sibylline Cervantes. C’est donc toi le fameux frère de Liz ?

Le nom lui était familier, mais elle ne l’avait jamais aperçu à l’école comme les autres, et lorsqu’elle n’étudiait pas, elle “développait son art”.

Le compliment ne lui avait pas échappé. Sa mère lui avait toujours dit de se méfier des hommes charmants ; une ironie du sort qu’elle ait épousé son père.
Le charisme était de famille ! Elle savait mieux que de montrer de manière trop évidente qu’elle était déjà séduite.

Je peux enfin poser votre nom sur un visage. Magnifique aussi, au passage ! La fête te plait ?

Du coin de l’oeil, la Cervantes voit quelques personnes approcher. Ce n’est pas avec eux qu’elle veut converser, et elle n’allait pas laisser passer l’occasion d’en connaître un peu plus sur le si mystérieux jumeau de Liz, le futur héritier Théséisse.

Est-ce que tu sais danser, Morgan ?

Mais Sibylline n’attend pas sa réponse ; elle lui prend la main, l’entraîne là où d’autres sont déjà en train de valser. Positionne une main du jeune homme à sa taille, l’autre dans la sienne, le sourire aux lèvres.

Je suis curieuse. Qu'est-ce qui t'as décidé à te montrer aujourd'hui ? Faut-il qu'on organise plus de soirées dans le genre pour te revoir ?

Elle ne regarde pas les autres, ne réalise pas qu’on les regarde avec curiosité. Les chefs de clans ronronnaient si leurs enfants pouvaient rester entre eux, histoire d’étendre leur influence sur d’autres. Pourtant, il n’a pas de jeu, pas de considération pour tout cela quand Sibylline danse avec Morgan.

Elle avait l’habitude des regards, elle aimait cela. Mais elle ne pensait pas qu’on l’ait déjà couvée de cette manière ; comme s’il n’existait plus qu’elle. C’était chaud et réconfortant. Flatteur et onirique. Les pas viennent naturellement, elle a l’impression d’être emportée dans l’un de ces films où les deux personnages principaux se croisent et savent.

Comment ne pas vouloir se jeter corps et âme dans ses bras, quand il la regardait comme ça ?
Elle était un ange.
De se contenir ainsi.

Et si elle avait su, elle n’aurait pas attendu.

Sentait-il sa nervosité pulser dans la paume de sa main ?
Devinait-il qu’elle commençait déjà à fondre au à travers le tissu de sa robe, là où sa main avait trouvé sa place ?

Ah, il lui parle.

Oui, un peu… même si, pour être honnête, ce genre de soirée ne m’amuse pas beaucoup. C’est très pompeux. C’est caresser les bonnes personnes dans le bon sens du poil. J’aurai préféré t’inviter à une de mes fêtes où on s’amuse plus.

Mais alors, peut-être qu’ils ne se seraient pas vus.
Elle sourit, hoche la tête avec un sourire entendu.

Je n’oublierai pas de t’inviter si tu n’oublies pas de venir. C’est une promesse !

Il finira par ne plus venir.

Une pirouette. Elle se sent comme une princesse.
Encore plus quand il reprend la parole, ce bel inconnu que les Théséisses semblaient s’être donnés du mal à cacher d’elle.

Tu me demandes si je crois au destin.

Comment ne pas y croire quand elle était face à lui ?

Il était tout ce qu’elle désirait, sans le connaître. Son coeur voulait déjà se mêler au sien. Ce n’était pas qu’une attraction à ses yeux. Ça allait vite, ça allait fort – mais pourquoi faire semblant ? Pourquoi attendre, si elle savait déjà ?
Que ça serait lui ?
Et personne d’autre ?

Ses pas ralentissent.

Je crois que l’univers voulait qu’on se voit ici et maintenant. Je ne l’explique pas autrement. Un si petit vaisseau, avec nos familles respectives, et on ne se serait jamais vu avant ? Hmhm.

Sibylline secoue la tête, lâche sa main pour passer ses bras autour de son cou, se rapprocher doucement.

Ça me chagrine, si tu veux tout savoir. Où étais-tu pendant tout ce temps ? On aurait pu faire connaissance beaucoup plus tôt ! Je me sens… bafouée ! C’est le mot.

Où es-tu maintenant ?

Soit honnête. Suis-je la première à qui tu dis tout ça ? Attention, je peux vérifier auprès de Liz…

Ca paraissait si impossible, de tomber
amoureux
juste comme ça.

Elle le croit.
A dire vrai, il aurait pu lui dire n’importe quoi qu’elle l’aurait cru. Elle voulait boire ses paroles, qu’il les noie directement contre elle. Comment osait-il autant bouger ses lèvres sans qu’elles soient contre les siennes ?

Les films et les livres ne mentaient donc pas. C’était possible de se sentir autant inexplicablement attiré par une personne, sans rien connaître d’elle. Toutes ces chansons qu’elle avait découvert et qui décrivait d’un milliard de manière différente ce qu’était l’amour, le coup de foudre, l’âme soeur.

Son coeur s’emballe, si fort, lorsqu’il caresse son visage. C’est presque douloureux. Elle ne veut pas séduire, elle ne veut pas aller en rendez-vous, elle ne veut pas être raisonnable. prendre son temps, réfléchir.
Elle le voulait maintenant, avec une ardeur lancinante.

Ce serait peut-être plus simple, si elle ne devinait pas que Morgan pensait à la même chose. L’amoureux transi.
C’est ainsi qu’elle le décrirait.

C’est comme si son esprit chantait pour lui, au contact de leur front. Leur souffle se mêle. Ils se fichent des convenances, des regards. Sibylline n’est pas timide, pas avec Morgan.
Elle rit, de l’absurdité de leur situation.
Du semblant de réalisme auquel ils essayent de se raccrocher pour ne pas passer pour des fous ; aux yeux de l’autre, aux yeux des autres.

Un idiot ? Jamais je n’oserai. Et… Ce n’est plus une valse ou on ne danserait pas si près. C’est un slow. Et c’est parfait. J’aime comme ça.

Il sait dire ce qu’il faut – c’est injuste, d’avoir ses yeux et ce visage, et asséner des proses dont tous rêveraient.
Elle sourit avec malice.

Si tu ne sais pas quoi dire, je peux te souffler des mots… Par exemple : Sibylline Cervantes, tu es la personne que j’ai cherché toute ma vie. J’ignore tout de toi, mais je suis certain que nous sommes faits l’un pour l’autre. Et c’est fou, et c’est absurde, et c’est inconscient, mais chaque seconde où j’ignore ce que tu ressens pour moi est une torture. Et je ne veux ni t’effrayer ni te brusquer avec mes ardeurs. Je ne veux pas aller trop vite ni trop lentement. Alors dis-moi ce que tu ressens.

Les mots lui viennent aisément, car elle ne les invente pas.
Ces mots, elle lui adresse, les yeux dans les yeux.
Sur sa nuque, ses doigts dansent nerveusement.
En avait-elle trop dit ?

Elle se ravise, de peur de gâcher ses chances.

Ou bien, autre exemple : veux-tu qu’on discute ailleurs pour mieux apprendre à se connaître ?

Un choix plus normal.
Ou bien encore : embrasse-moi.

Il répète, embellit, perfectionne ses désirs à voix haute. Sibylline a l’impression de rêver, tellement c’est irréel, tellement c’est parfait.
Elle avait vu et animé tellement de mariages, sans vraiment oser imaginer le sien. Maintenant, tout lui paraissait évident. Le moindre détail : le thème, l’endroit, les fleurs, le gâteau, les invités, la musique. Bien que tout cela n’aurait aucune importance tant que Morgan serait là.
Elle fantasme un futur avec lui alors même qu’elle ne voyait pas de futur pour Neo Century.

Il se penche vers elle, et elle entend déjà les futurs applaudissements de leur union.
Pourtant, il s’arrête, et elle a l’impression que son coeur se fige aussi. Le temps s’arrête, menace de la ramener à la réalité.
Il est si près et il la prive du paradis.

Encore aujourd’hui.

Sibylline plisse des yeux, un brin outrée.
La princesse ne se voit pas souvent ne pas avoir ce qu’elle veut.
Ce que Morgan dit sonne comme un défi ; un appât à saisir avant de s’offrir à elle.
Il voulait que ça soit parfait ; ne l’était-ce pas déjà ? Pouvaient-ils surpasser la perfection ? Elle voulait imprimer ce souvenir dans son subconscient ; cette musique dans ses oreilles, ses mains sur la peau de son dos, ses yeux dans ses rétines, ses mots sur sa langue.

Ses baisers la hantent encore.

Tu insinues que tu ne l’es pas déjà, Morgan Théséisses. Serait-ce un défi ? Très bien !

Sibylline rit, s’éloigne légèrement.
La musique semble reprendre, les gens apparaissent enfin dans son champs de vision ; Sibylline s’encre à nouveau dans la réalité, comme si le temps reprenait son cours.

Il va falloir s’échapper discrètement, je ne suis pas sûre que ton père apprécie que tu disparaisses d’une fête où il peut enfin te parader aux yeux de tous.

Pour elle, c’était différent. Elle avait une excuse.

Rejoins-moi à l’entrée, à l’extérieur, d’ici dix minutes. Trouve une excuse, tu as l’air d’être un garçon intelligent. Tu trouveras. Je te promets que tu ne le regretteras pas ; si tu comptes tomber amoureux de moi ce soir.

Sibylline fait la révérence. Apparence courtoise, élégante, polie.
Lâche à contrecoeur sa main ; mais elle ne voulait pas de scandale, si on les voyait tous les deux partir au même moment, ensemble.
Leur rôle les empêchait de prendre la situation à la légère, d’ignorer les convenances.

A pas furtifs, perchée sur ses talons, Sibylline part chercher son père. Elle ne lui dit pas ce qu’elle aurait voulu lui dire.

Papa, je suis tombée amoureuse. Ce soir, il viendra demander ta bénédiction. Donne-lui, donne-lui sinon, je ne le supporterai pas.

Elle lui dit qu’elle veut vérifier si l’autre fête se passe bien. Il n’y croit pas, mais ne la retient pas. Il y a pire parti que le futur héritier Théséisse.

Sibylline court, rejoint l’entrée.
Morgan l'attend, comme il l’attendait au bord de la piste.
Elle sourit.

Allons-y !

Mais avant, elle défait sa coiffure, ses cheveux tombent en cascade sur ses épaules. Elle réutilise sa pince à cheveux pour remonter la traîne de sa robe et l’épingler à sa hanche pour en faire une jupe plus courte, et elle entraîne Morgan.

Comme deux adolescents qui font le mur.

Lorsqu’elle pousse la porte de l’autre salle de fête, la musique éclate de milles couleurs.
Tout le reste du vaisseau est en fête dans une énorme pièce où les gens se fichent des convenances. Chacun danse et chante dans la pénombre et les faisceaux lumineux multicolores, la boule à facettes se reflète sur leur peau, le sol tremble tellement les gens sont enthousiastes. Le son est tellement fort qu’ils ne s’entendent plus parler.
Mais ils n’en n’ont pas besoin, n’est-ce pas ?

Et elle l’entraîne pour danser.

La foule est encore plus dense, la musique encore plus forte ; Sibylline a l’impression de voir en technicolor, en sautant et dansant au rythme de la musique, et pourtant elle ne quitte pas l’espace vital qu’elle s’est créé avec Morgan. Lui qui souhaitait la connaître, elle était plus dans son élément ici qu’auprès des autres familles. Ils dansent au milieu du futur qu’elle veut créer si on la laissait faire, un endroit où chacun était libre d’être qui il voulait, peu importe son rang ou sa maison, tant qu’il y avait le bonheur.

Et c’est délicieux, quand son dos est tout contre son torse, et qu’il parle dans son oreille, ça lui donne des frissons. Ses lèvres– elle aimerait les sentir encore plus dans sa nuque, descendre dans son cou, sur son épaule et sur chaque parcelle de sa peau. Mille pensées traversent son esprit, l’espace d’un instant elle se voyait envoyer au diable toutes les conventions, qu’ils soient en public ou non.

Mais il en demande plus, encore plus, et elle n’a qu’une nuit pour le faire chavirer ! Sibylline a une idée, elle l’entraîne hors de la piste, ils se frayent un chemin dans la foule sans se lâcher la main. Vers l’estrade où les artistes de la maison Cervantes alternent leur passage, elle entraîne Morgan dans les backstage où elle fait signe à un des techniciens de l’équiper et de la faire passer au prochain numéro. L’équipe s’empresse et elle choisit sur une tablette la chanson sur laquelle elle veut passer. On se précipite pour accéder à sa requête, et ça court de droite à gauche près du Théséisses, qu’ils ignorent sur le moment.

Prépare-toi à être ébloui ! Je brille de mille feux sur scène. Et alors tu n’auras plus le choix que d’admettre que tu es tombé pour moi !

Et de l’embrasser.

On l’annonce sur scène à peine quelques minutes plus tard, et les projecteurs la suivent lorsqu’elle arrive sous les acclamations, qu’on n’aurait pas cru encore plus sonores qu’avant. Sibylline a beau être seule sur scène, elle se suffit à elle-même en naviguant expertement dans cet espace qu’elle connait par coeur.

Pourtant, Sibylline regarde régulièrement vers Morgan, c’est plus fort qu’elle.
Foutue pour foutue.

Elle lui fait signe de venir sur scène avec elle, danser jusqu’au bout de la nuit. Les paroles sont dirigées vers lui, elle le provoque.

Finit son numéro à bout de souffle alors que la foule applaudit. Elle sourit à s’en faire mal à la mâchoire tellement elle est extatique, dans son élément. Après une révérence et des baisers envoyés au public, elle se tourne vers Morgan.
Son coeur pourrait exploser, d’avoir partagé ce moment avec lui.
Que ce soit son pouls, les baffles, ses tympans, la scène.

Elle attendait.

Alors ?

Un instant, elle oublie que son micro est encore allumé.