22h43 : Reputation

T’as plus les pieds sur le vaisseau et ça fait un long moment. Il y a des soirs qui sont pires que d’autres, des soirs où tu te contentes de fixer le plafond jusqu’à t’endormir en fumant, d’autres où tu as besoin de davantage encore.

                         C’est l’un de ceux-là.

T’as déjà avalé deux comprimés, il t’en reste deux dans la poche. Bientôt, il faudra que tu ailles voir Gloria. Sambre. Yve. N’importe lequel de tes médecins, de tes « amis », pour te fournir ce qui te fait planer. Tu ne sais plus tenir le compte, depuis toutes ces années. Sans le sport, sans la persévérance de ta famille, t’aurais aujourd’hui le corps décharné; mais ce n’est pas le cas. T’es pratiquement aussi bien foutu qu’avant, même les jambes grâce à ces cachetons que t’avales en permanence. Ça tait les douleurs et ça te rend une presque liberté de mouvement.

Ce soir, t’es un déchet de la tête.
T’as les yeux cernés pendant que tu scrolles, pendant que tu tapes des messages. C’est pas la première fois que tu te perds là-dessus, t’as besoin de compagnie ; t’as besoin de te détruire. Alors quand sa photo s’affiche, tu sais déjà comment tu veux finir la nuit. Etranges, ses réponses, mais tu tiens le coup. Dans le noir, ça te fait presque sourire. Jusqu’au moment où tu comprends que le propriétaire du compte, le vrai, n’est pas celui qui parlait.

Encore mieux. Ça commençait à te saouler, les disquettes.

Alors tu proposes.
Et il répond.

Parfait.

Tu l’invites à la salle de sport, pas romantique mais t’as les clés. T’as toutes les clés de ce vaisseau, un passe-partout pour la plupart des salles. T’es un Théséisses, tu devais hériter de la gestion de toute la sécurité ; alors c’est normal. T’as jamais rendu ton passe, même après l’accident.
((t’as encore un espoir, quelque part, n’est-ce pas ?)).

Alors tu l’attends, non dans une salle d’entraînement, mais dans la pièce de séjour réservée aux réunions avec les équipes. Tu la connais par cœur, cette salle. Sa grande table, ses chaises sommaires. Le coin de la pièce où trône un canapé, une table basse et un placard fermé à clé (il contient de l’alcool, et ce soir, t’en as déjà pris un verre. Ou deux. Tu sais plus.). T’es avachi, les pieds sur la table basse. Ta chemise est complètement ouverte sur ton torse dessiné et les doigts jouent avec une cigarette sur laquelle tu tires, tires, tranquillement. Les cheveux en bataille, t’attends les yeux dans le vague. Est-ce qu’il viendra vraiment ?

Tu l’entends.
Et alors, tes yeux se posent à sa silhouette. Parfait. Tes pieds touchent de nouveau le sol – ça te tire une grimace que tu ravales avant de te lever. Hey. Le vert translucide de tes iris qui le scrutent, de bas en haut, de haut en bas. Ton sourire, celui qui charme si bien, qui s’étire. T’es venu.

Debout, décontracté. Tu tires une dernière fois sur ta cigarette avant de te pencher pour l’écraser dans un cendrier. Et tu fais un pas.

22h43 : Reputation

Il tient parole, c’est vrai. Sur sa venue, sur son corps, sur les sourires qu’il te glisse. Tu te plais à constater que son attitude n’est pas timide, qu’il semble être exactement comme il l’a montré en l’espace de quelques messages échangés. Aventureux. Sulfureux. Et sexy.  Ton sourire s’étire de plus belle quand il te questionne et tu acquiesces. Tu as droit à un verre d’accueil.

Pas le temps de boitiller en te rendant au meuble où sont rangées les bouteilles. Tu attrapes un verre et, tout en le surveillant du coin de l’œil, tu verses une rasade d’un bon whisky. J’en suis dévasté… Quel genre de disquettes est-ce que tu sortirais pour me draguer ? Tu refermes le bouchon avant de prendre les deux verres entre tes mains – le sien et le tien. De quoi vous mettre en belle ambiance et nourrir la chaleur qu'il impose par sa présence. Tranquillement, tu t’approches du canapé et tu lui tends son dû. Morgan.

Une part de toi s’étonne tout en appréciant qu’il ne te reconnaisse pas déjà. Tu aimes à croire que tu te souviendrais de lui, si tu l’avais rencontré. La vérité, c’est que tu as rencontré tellement d’habitants au cours de ta vie qu’il est plus probable que tu l’aies oublié, plutôt que tu ne l’aies pas croisé. Cela ne se reproduira pas après ce soir. Et toi ?

Proches – est-ce trop ou pas assez ? – déjà sa main t’agrippe ; ton sourire devient large et taquin. C’est ça, c’est exactement ce que tu veux ce soir. Simplicité. Chaleur. Electricité.

Tu vois ses yeux qui te dévalent et ton regard espiègle lui demande s’il apprécie ce qu’il trouve. Ah ouais ? et j’ai l’air d’être quel genre de type, selon toi ? Le ton chaud, les pupilles dilatées – est-ce uniquement l’effet des comprimés ou bien est-ce lui ? Malicieux, tu scrutes ce que son survêtement te laisse apercevoir tout en prenant une gorgée de ton propre verre. Ça t’arrive souvent, de rejoindre des types au pif dans un endroit isolé en pleine nuit ? Tu pousses sa jambe et t’installes sur la table basse, à l’endroit où était posé son pied. C'est volontaire, bien sûr, et tu prends soin de lui adresser un regard aussi suggestif que ton sourire. Je pourrais être dangereux…

Sans même en avoir conscience, tu fouilles dans tes poches à la recherche de ton étui en métal – celui où se trouvent tes cigarettes. Habile par habitude, tu en sors une du bout des doigts. Tu fumes ? Et s’il te répond que non, tu la rangeras. Par respect.

22h43 : Reputation

Holy ; définitivement un prénom oublié. La brume qui enrobe tranquillement, délicatement tes pensées t’empêche de fouiller dans les méandres de ta mémoire. Tant pis, ce n’est pas important. Tu souris du coin des lèvres, taquin. Ça veut dire « saint ». C’est ironique, tu ne trouves pas ? Étant donné ce que vous vous apprêtez à faire ce soir.

Il s’approche, son parfum t’embaume les sens. Tu ne le perds pas des yeux un instant, tandis que tu souris de plus en plus grand. Vos corps sont tellement proches que tu peux en ressentir le magnétisme, les lèvres entrouvertes tout en écoutant la danse de ses mots. …sortir de cette réalité. Ta voix est rauque, ton esprit à peine frappé, lorsque tu réponds : Touché. Les clopes, la weed, l’alcool, les cachetons… ou encore lui. Tout est bon à prendre.

                    Pour t’évader.

Installé sur la table, le regard franc et droit, tu penches la tête sur le côté. Ses mots te font languir le sourire, tu dévales son corps de tes yeux verts une nouvelle fois. Est-ce que tu as peur, Morgan ? Non. Tu apprendras que je n’ai pas peur de grand-chose. La lèvre coincée entre les dents, juste une seconde. Il ne pourra jamais te faire plus de mal que ce que, toi, tu t’es déjà fait.

—

Le corps rassasié des besoins d’exister, tu l’observes qui se lève, suis le parcours de ses doigts dans les cheveux sur lesquels tu as tiré. Ça te fait sourire, encore allongé nonchalamment sur le canapé, un simple drap sur les hanches. Tu observes le chemin des muscles de son dos, jusqu’à ses reins sur lesquels tient à peine son survêtement. Oui.

Tu poses ta joue contre ton poing, et tu le regardes évoluer. Lorsqu’il revient à toi, tu daignes te redresser pour enfiler l’un de tes pantalons de sport qui traîne par là. Tu as envie de fumer, mais tu te retiens par respect. Les vapeurs de tes cachetons sont éloignées depuis longtemps, et tes jambes te font mal. Pas de regrets ? T’as le sourire trainant, avant de prendre une gorgée d’eau fraiche. Tes yeux ne le quittent pas ; ainsi tu peux ignorer les noirceurs qui se lèvent sous ton crâne. Dis-moi, maintenant. Qui est-ce que j’ai invité entre mes murs ?

T’as même pas honte de continuer à le reluquer.

22h43 : Reputation

Fraicheur de ses doigts qui t’effleurent les tempes, douceur d’un instant partagé après la moiteur. Peu à peu le nuage de coton s’efface ((c’est toujours trop rapide)) au profit d’une réalité que tu cherches à tout prix comment éloigner. Alors tu l’observes, Morgan, tu te glisses dans une peau plus légère que la tienne, un doux rire au bord de lèvres gonflées lorsqu’il te prive ; et pour rattraper quelques secondes la plénitude, un baiser que tu maintiens d’une main derrière sa nuque. Pourquoi tu fais ça, Morgan ? Agir comme si tu étais apaisé.

Vos regards sont assortis quand ils se croisent, ancrés comme pour ne pas s’échapper quand Holy s’installe. Tes jambes étendues sur la table basse, un sourire à la limite du rire quand il te répond. Un court instant, tu lèves les yeux au plafond.  « Pour le moment. »

Sa silhouette découpée à la lumière basse t’est familière. Non pas parce que tu le connais, de ça tu es persuadé qu’il était un inconnu avant ce soir, mais plutôt parce qu’il y a cet appel. Cette voix qui se ressemble et s’échappe des vapeurs de son esprit, un cri. Tu fronces doucement les sourcils, Morgan, en l’écoutant parler comme s’il était toi.

                                Et son regard.
                                C’est comme plonger dans un miroir.

Tu ne sais pas quoi lui dire. Tu n’as jamais trouvé les mots pour toi-même, depuis quatre ans, comment pourrais-tu les offrir à Holy ? Tu aimerais en être capable. Ce n’est pas ta place, de lui demander « pourquoi ? » ; pourquoi détruire ceux qu’on aime, pourquoi se détruire soi. Ce serait ironique, venant de toi.

Silence s’empare des sens.
Tu es amant du silence, Morgan, et tu n’as aucune gêne à ce qu’il t’observe. Sa façon de se mouvoir, sa façon de se placer ; tout est un cri à la séduction qui chauffe encore tes muscles. Sa position appelle au face-à-face, mais tu as les jambes douloureuses, rouillées par l’acte acharné. Tu fais tout de même l’effort de pivoter, le plus naturellement possible – les grimaces sont brèves, pourtant elles sont là. Moi ? Enfin installé, le sourire de malice fatiguée. Un type égaré, qui n’a même plus la force de faire semblant la moitié du temps.

Tes iris au vert glacé suivent le chemin de ses doigts sur ta cuisse, les lèvres qui s’entrouvrent à l’idée de la suite ; le plaisir d’un monde où oublier semble si facile. Une ombre… Tes mots s’échouent, le corps et l’esprit trop attentifs à ses gestes, pourtant il te surprend. Ses doigts sortent l’un des objets de ton manque, que tu attrapes entre deux doigts. Merci. Tu ne te fais pas prier une seconde fois, déjà la cigarette entre tes lèvres et tu sors un briquet de la poche opposée. Tes doigts tremblent, quand bien même tu cherches à les contrôler.

Et enfin.     Tu inspires.
                                                   E x p i r e s
                                                   La fumée s’envole.

Ton menton revient dans sa direction, et tu prends le temps de réfléchir en silence. Tu sais qui je suis, pas vrai ? La voix est rauque ; tu aurais préféré l’inverse, à vrai dire. Mais tu peux le lire dans ses yeux, et tu te permets de tirer une nouvelle fois, expirer ta fumée une nouvelle fois – de l’autre côté, pas vers lui. La vraie version ne mérite pas de sortir de cette pièce. D’un geste, tes doigts lui soulèvent le menton, et tu souris ; tes yeux chutent à son torse, apprécient, puis le regard est entendu. Je peux te faire confiance, j’espère. Alors la main s’échappe le long du cou, ongles qui rippent jusqu’à l’une des larges épaules portant encore la trace de tes griffures.

Je suis… un mort qui se force à vivre. Tu dessines sur son épaule des formes hasardeuses. Tu sens déjà les substances de ta fumée qui s’infiltrent pour taire la douleur. Je me cache parce que, soyons honnêtes, personne ne veut voir ça. Pas ma famille, ni tous ceux du monde dont je viens. Et dans la panoplie du type qui se veut du mal… accepter des matchs douteux, c’est non négociable. Lentement, les doigts redescendent, passent par un pectoral jusqu’aux abdominaux dessinés qu’ils retracent, doucement. De temps en temps, la surprise est bonne.

Tu détournes le visage et tu prends le temps, cette fois-ci, d’inspirer la fumée. Les yeux fermés, tu l’imagines qui s’infiltre et qui court jusqu’à tes jambes, se glisse au travers des cicatrices pour apaiser. Elle éloigne les visages qui te rendent coupable. Tu souffles vers le plafond puis, la tête contre ton poing, le coude au dossier du canapé, tu reviens à ses iris d’or. Qu’est-ce que tu fais, pour détruire les gens ? Ton sourire s’étire, tu voudrais le toucher, mais tu n’as plus de main libre. Alors tu laisses tes yeux parler. Pour quelqu’un dont il ne reste rien, tu es pourtant bien là.