Power is Power (Feat Aquila/Reagan)

Aquila se dandinait tant bien que mal de l’aile Est à l’aile Nord du Neo Century, accompagné d’un nuage aux relents de rose, de sueur et de dégoût. Chacun de ses pas était un pied-de-nez à fait à l’évolution. Comment une telle créature aurait-elle pu survivre dans la nature ?
Nonobstant l’exploit réalisé par le simple mouvement de son épaisse carcasse, le Torres se rendait à un tête-à-tête des plus prometteurs. Si l’Hidalgo connaissait les us et coutumes des Kramer avec lesquels il avait traité par le passé, jamais il n’avait eu l’occasion de rencontrer les héritiers de la famille, maintenant à sa tête. Les jumeaux Reyna et Reagan étaient les parfaits avatars de la maison Kramer, insatiables incarnations d’un capitalisme avide de dévorer les étoiles. C’était avec la première qu’Aquila devait s’entretenir. Et il avait hâte. Propriétaire d’un casino, on la disait impitoyable en affaires. A voir s’il arriverait à découvrir ce qu’il en retournait vraiment.
Après tout, les Torres étaient actuellement au pouvoir. L’opportunité, pour leur diplomate, de rencontrer du beau monde. Ce serait le cas, tant qu’il éviterait les miroirs.

Plus l’Hidalgo avançait vers sa destination, plus les personnes dont il croisait la route paraissaient richement vêtues. Presque trop, en réalité. Un logo de grand couturier terrien faussement dissimulé car de petite taille malgré sa brillance, un pantalon mal taillé mais que l’on s’était empressé d’enfiler pour montrer à tous sa valeur… Aquila souriait en s’attardant sur les tenues des passants, l’air d’approuver et de reconnaître leur fortune dont il n’avait cure. La différence entre la noblesse et la bourgeoisie, entre la politique et la finance. S’il n’éprouvait pas de mépris particulier pour les Kramer, il les considérait comme des êtres superficiels. Une maison d'apparat, creuse de projet réel si ce n’est l’enrichissement de ses membres.
Mais une maison cruciale dans les politiques du vaisseau.
Alors que des bruits de couloir circulaient au sujet des prochaines orientations à décider au Sénat, les Torres avaient tout intérêt à connaître les positions de celles et ceux qui contrôlaient l’économie du Neo Century.
C’est avec ces échéances en tête qu’il pénétra enfin dans le quartier général des Kramer.

Au milieu d’une grande salle richement décorée l’attendait Reyna Kramer. Peau d’albâtre et teinture bicolore, le Diamant retenait l’attention de celui qui posait les yeux dessus. Mais de quoi brillait-elle si ce n’était de sa cupidité ? Aquila comptait bien trouver réponse à cette question. Ils s’échangèrent un grand sourire mutuel et Reyna l’accueillit.

Monsieur d’Alacryon. C’est un plaisir de recevoir la visite de l’Hidalgo en personne dans mon humble bureau. Je suis heureuse que vous ayez pris la peine d’accepter mon invitation.

Classique. Mimant la révérence de son interlocutrice, l’intéressé la remercia.

Installez-vous je vous en prie. Vous souhaitez boire quelque chose ? Du thé ? Du vin peut-être ? J’ai une cave d’origine terrienne qui ferait pâlir de jalousie votre Rey en personne j’en suis sûr.

Et Aquila de prendre place sur un fauteuil confortable, saisissant de ses mains moites la tasse qu’elle lui tendait. Il aimait ce traitement, aussi futile qu’il était. Il le méritait. Il ne put s’empêcher de noter une chose, cependant : la comparaison directe avec le chef de sa propre maison. Si l’Hidalgo laisse s’échapper un petit rire à la saillie de Reyna, il prenait déjà des notes. Elle pouvait bien comparer la taille de ses bouteilles avec celles du Rey, Aquila n’était là que pour les boire.
Après s’être enquise de l’état du vieux Rey, la Kramer passa aux choses sérieuses sans lui laisser le temps de répondre.
Impatiente, abrupte, adepte de comparaisons quasi-phalliques… Mais il me faut goûter ce vin.

Maintenant que nous sommes entre amis. Que pensez-vous de l’état actuel du sénat Monsieur d’Alacryon ?.

Il n’avait pas encore pipé mot qu’elle renchérit :

Alors ? Comment se déroulent vos parties de cartes ? La chance vous sourit ?

Manifestement, Reyna Kramer ne s’handicapait pas de formules de politesse trop longues. Ni de tact. La danse avait à peine commencé qu’elle en avait brisé les codes. Qu’à cela ne tienne, Aquila conserverait son traditionalisme.

Madame Kramer, je dois dire que vous faites honneur à votre réputation ! lança-t-il d’une voix forte en la fixant.

Pause volontaire, le temps d’instiller le doute sans énoncer le fond de sa pensée. Il s’attarda alors sur les gemmes taillées qui trônaient dans la salle et tendit le bras.

Vos trésors sont inestimables. On dit que toute entreprise Kramer est couronnée de succès… Eh bien, je ne peux qu'approuver.

Se rajustant sur son siège et croisant les mains sur sa bedaine qui, dans cette position, menaçait de faire exploser sa chemise à chacune de ses lourdes inspirations, il poursuivit :

Je vous remercie de vous soucier de la santé de mon Rey. Je dirais que le Sénat est entre de bonnes mains. L’âge et l’expérience sont gage de sagesse, vous en conviendrez. Surtout avec des alliés aussi avisés que moi !

Son visage grotesque se plissa pour adresser un clin d’oeil à la Kramer alors que ses lèvres boursouflées élargissaient son sourire. Aquila aurait pu être charmant. Si Reyna avait été aveugle.

Quant à mes cartes, voyez-vous je n’ai que peu de fois visité votre casino et j’ai toujours tout perdu… Je ne suis pas un très bon joueur de blackjack, susurra-t-il.

En feignant l’ignorance, Aquila essayait de garder le contrôle sur la conversation. Nul besoin que l’atmosphère se tende si tôt dans cette entrevue. En réalité, il se pensait fin joueur, du haut de son expérience. Peut-être sous-estimait-il son interlocutrice.

Mais je m’égare. Vous me parliez du Sénat. Aviez-vous des idées à nous faire parvenir ? Nous autres Torres sommes tout ouïe aux doléances de chaque maison durant notre mandat.

A votre service. Depuis le trône.

Ah, au fait. Je prendrais bien un verre de ce vin terrien, s’il vous plaît.

Reyna Kramer, plutôt que d’être une hôte digne de ce nom, préféra cracher un peu de fiel à Aquila plutôt que de lui servir du vin.
Ce dernier l’écouta sagement dénigrer la maison Torres et son dirigeant. Avait-elle vraiment tort ? Au fond de lui, Aquila savait qu’il y avait une part de vérité dans les dires du Diamant. Il lui dirait de manière édulcorée, par souci diplomatique. Mais, entre lui et lui-même, il ne le reconnaîtrait pas, cependant.
Toute remise en question de l’ordre établi était en premier lieu filtrée par son hubris de nobliau tout juste réhabilité, puis par son logiciel de pensée classiste et enfin par une réaction freudienne. Quelque chose de l’ordre de Papa m’a déçu, je dois plaire à Papa pour ne pas qu’il le refasse. La figure paternelle, étant, dans ce dernier cas, le vieux Rey. Qui, somme toute, le décevait déjà car Aquila se pensait plus fin stratège que lui. Contrairement à ce que Reyna avançait, l’Hidalgo avait dû travailler comme n’importe quel roturier pour regagner son titre de noblesse. 26 ans durant. Cela faisait de lui un homme du peuple et de ses priorités, il en était persuadé.
Papa m’a déçu, je dois tuer Papa…?

Quelques coups à peine déposés sur la porte, qui s’ouvrit sur une confiance dégoulinante, de brèves excuses et un charme déconcertant. Ah, Reagan Kramer. La version de Reyna qui fait sonner les portiques de sécurité. Pléthore de bijoux et quelques piercings, autant d’artifices dans lesquels se reflètait la lumière toute aussi artificielle de son empire. Leur empire partagé.
Aquila, sans se départir de son air bonhomme, lui offrit une poignée de main ferme mais moite.

Enchanté. Je suis Aquila d’Alacryon.

Il l’observa se diriger vers la cave à vin. Plissant subtilement ses petits yeux enfoncés dans leurs orbites, comme pour mieux analyser ce nouvel interlocuteur. L’Hidalgo ne connaissait pas grand-chose d’Amethyst si ce n’était son rôle d’investisseur et sa relation avec sa soeur. Il y avait presque quelque chose de mythologique entre ces deux personnages. Simple image, néanmoins. La gémellité n’était que rarement de bon augure dans les récits antiques.
Alors que Reagan servait enfin le vin, Aquila inclina la tête, laissa son visage se distordre en une moue impressionnée par la qualité du cépage. Malgré l’exagération de la manœuvre, un tel vin flattait réellement son orgueil.
Reagan prit place aux côtés de sa moitié d’embryon, souriant. Il s’introduisit dans la conversation.

C’est un honneur de pouvoir enfin vous rencontrer, le bien que l’on entend de vous ne rend certainement pas justice à la réalité. Votre réputation vous précède.

Aquila en profita pour lâcher un trait d’humour.

Généralement, ma panse me précède avant ma réputation. Heureux qu’elle ait pris les devants !

Et l’Hidalgo de se fendre d’un petit rire gras secouant l’assise du fauteuil qui semblait peu à peu disparaître sous son poids. Il saisit son verre entre ses doigts boudinés, le leva à leur attention, puis l’huma tout en reportant son attention sur Reyna, figée dans un sourire élargi, bien plus vivant que lorsqu’ils n’étaient que deux dans la pièce.

Ecoutez, vous êtes quelqu’un d’intelligent. Personne dans cette pièce n’est dupe. Nous ne sommes pas obligés de nous apprécier pour nous entraider. Vous ne trouvez pas ? Le sénat sous les Torres risque de voter encore un refus d’exploration. Non pas que l’idée de rester enfermer des mois de plus dans ce vaisseau me rebute. Vous et moi ne sortons pas d’ici de toute façon. Mais sans rencontrer d’autres espèces, sans rencontrer d’autres êtres vivants dans cet univers, notre commerce s’en retrouvera affecté sur le long terme. Sans compter que même une planète vide peut-être synonyme de richesse à vendre.

La croissance économique comme dogme absolu chez la bourgeoisie financière. Avant-gardiste ! Les Kramer avaient bien appris des erreurs des Terriens.
Aquila hocha la tête en feignant l’intérêt. Dans un univers fini, la recherche de ressources matérielles infinies relevait de la névrose collective. La Maison Torres a au moins l’avantage de mesurer sa valeur à la qualité des personnes qui la composent, pas à la taille de leur porte-feuille, songea Aquila, ignorant bêtement les sources premières de sa noblesse et les contradictions que soulevaient son raisonnement. Il but une gorgée de vin, couleur de sang sacré.

Je vais être franche avec vous, je me moque éperdument des Vaga et des Théséisses, qu’ils deviennent fous à force de tourner en rond dans ce vaisseau est vraiment le cadet de mes soucis. Mais je ne laisserai pas ma maison sombrer dans la pauvreté parce qu’un homme trop vieux pour abdiquer à peur de l’inconnu et refuse de s’aventurer au-delà. Pour que toute entreprise fonctionne, il faut parfois prendre des risques.

Ah. Pas une névrose collective mais une peur très personnelle, donc. La Maison Kramer semblait aussi proche de la banqueroute que les Thésséisses l’étaient de développer un lobe frontal.  
Aquila devina presque la suite.

Je précise également Monsieur d’Alacryon, que vous ne parlez pas à des ingrats, ma maison s’est se montrer très généreuse envers ceux susceptibles de lui apporter leur soutien.

Il posa son verre de vin et se pencha en arrière sur le dossier du fauteuil, les mains croisées sur sa bedaine. L’Hidalgo s’attendait à ce que les jumeaux Kramer lui demandent une faveur. Pas à une offre à peine masquée de corruption.
L’agenda de la Maison Torres le satisfaisait, pour l’heure. Limiter l’exploration extérieure lui permettait de tisser sa toile de manière stable, sans trop d’inconnues. L’entente entre la maison présidant le Sénat et les autres était un sujet de premier plan. Il avait donc la possibilité de l’être aussi.
Et c’est, en définitive, tout ce qui comptait pour ce triste sire.
Néanmoins, la fortune Kramer avait le pouvoir de faire des miracles. Aussi Aquila décida-t-il de creuser un peu, intrigué.

J’entends vos inquiétudes et elles sont légitimes.

Très peu.
Il balaya les jumeaux du regard, faisant attention à s’adresser à eux comme à une seule entité. Le diplomate n’était pas né de la dernière pluie : Reagan s’était positionné en égal à sa sœur. Tout du moins, c'est ce qui transparaissait de son langage corporel.

La position de la Maison Torres est motivée par une certaine prudence, je vous l’accorde. Néanmoins, il en va du bien commun, que nous nous sommes engagés à servir, expliqua-t-il d’une voix délicieuse.

D’Alacryon, contrairement à Reyna, avait fait le choix de garder le masque. Il avait presque fusionné avec ses traits bouffis. Fondu, comme l’impression que donnait la peau qui pendait sous ses joues. Il maintiendrait l’illusion, comme toujours, pour que même ceux qui feraient le choix de douter de son honnêteté finissent par interroger leur décision.
Il prit une forte inspiration.

De quel genre de soutien parle-t-on ? Que puis-je faire pour vous ?

Il était obséquieux, toujours obséquieux. Le souffle rauque et l’odeur de sueur difficilement camouflée par les multiples fragrances dont il s’enduisait. Une rose en putréfaction. Il s’humecta les lèvres, comme pour chercher des gouttes de vin qui y seraient restées accrochées, ne voulant pas faire l’effort de se pencher pour attraper son verre.

Mon rôle est avant tout ici de veiller à ce que ma Maison et la vôtre soient en bons termes. Nous ne sommes pas obligés de nous apprécier, certes, mais ce serait regrettable.

Il se fendit d’un sourire dégoûtant.
Ça n'était pas si hypocrite. Pour une fois.
Aquila n’avait pas encore décidé s'il pouvait apprécier, ou non, les jumeaux Kramer. Le pouvoir politique leur manquait pour arriver à leurs fins. Ils ne l’auraient pas convié sinon.
Contrairement à ce que les apparences pouvaient suggérer, il n’était pas spécialement en position de faiblesse.
En réalité, il ne leur avait toujours pas exposé, même à demi-mot, ses ambitions personnelles. Tout dépendrait de leur offre.