- Entre Morgan. Je t’en prie.

Plus de “Bonjour Monsieur Théséisses.”, et ce, depuis bien longtemps.
Morgan était un habitué du service, un habitué de ce bureau, et un habitué du docteur Sambre Auverlot. Ce dernier se plaisait même à dire qu’il faisait partie des murs maintenant, sans mauvaise blague involontaire sur le fait que le jeune homme d’à peine quelques années de moins que son psychiatre n’était plus que l’ombre de lui-même.

Un cas intéressant, comme Sambre l’appelait froidement lorsqu’il était seul face à l’un de leur compte rendu de séance. Héritier brisé de la famille Théséisses, qui portait en lui le poids de mille maux. “Beaucoup de travail”, répondait-il à la famille leadeuse des combattants et protecteurs du vaisseau. “Des progrès.”, s’autorisait-il à souffler à son patient pour qu’il ne sombre pas davantage.

Mais le travail avec Morgan était lent, long et fastidieux. Tout était sujet à le faire plonger dans les abîmes, à commencer par son entourage proche et surtout sa propre famille, leur place dans la société du Neo Century, leur rôle dans cette organisation millimétrée, la relation que ces membres entretenaient entre eux.
Même s’il n’avait aucun mérite pour ça, Sambre se félicitait chaque jour d’être né libre de toute famille sur ce vaisseau, et d’avoir pu en quelque chose choisir les membres de la sienne. Dogma l’avait peut-être placé chez les Azaraï, mais il pouvait encore décider qui aurait une influence sur sa vie parmi ses membres.

Les enfants issues des familles fondatrices de leurs Maisons n’avaient pas ce loisir, la plupart du temps.
Et la vie sur un vaisseau, d’après ce qu’il avait pu observer et étudier, n’était pas franchement le lieu idéal pour une personne dans la situation de Morgan. Notamment parce que son mal-être lui était agité sous le nez constamment.

Ses cheveux blonds tirés vers l’arrière.
Son sourire doux.
Sa voix chaude.
Sambre s’était assis sur son bureau, car il semblait que s'asseoir derrière était tout à fait inenvisageable pour le psychiatre. Puis il désigna l’élégant canapé choisi par nul autre que Mademoiselle Sibylline Cervantes pour redécorer le bureau du tout nouvel Iris.

- Comment te sens-tu aujourd’hui Morgan ? Avec ma récente nomination, j’ai dû reporter notre dernier rendez-vous, je suis désolé. Mais nous allons pouvoir reprendre avec plus de régularité maintenant.

Habituellement, Sambre accueillait toujours ses patients de la même manière : un sourire de miel, doux et accueillant, toujours collé sur le visage du nouvel Iris, une voix calme et chaude, tâchant de mettre à l’aise et d’inspirer confiance.
Ce n’est pas que Morgan n’avait pas droit au même traitement de bienveillance et de patience, bien sûr, car il était un patient comme tous les autres, si ce n’est sa situation particulière, et les années qu’il avait passé dans ce bureau.
Mais c’était justement toutes ces années passées qui lui valaient d’être traité un peu différemment. C’était une différence infime pour un oeil qui ne les avait pas suivi tout le long de cette relation. Mais effectivement, Sambre se comportait différemment avec Morgan.

Cela commençait par l’observer dès son entrée dans la pièce : l’état de son visage, de ses cernes, de ses yeux, mais aussi également sa démarche qui pouvait trahir sa douleur, ou une absence de douleur qui voudrait dire qu’il n'avait pas respecté la dose d’antidouleur prescrite.
Évidemment, chaque patient était observé, analysé, ne serait-ce que pour voir le ton qu’allait prendre la séance. Mais ils n’avaient pas tous tendance à minimiser leur état, heureusement, ou encore à mentir.

Sambre constate alors la raideur de la jambe gauche avec satisfaction. Pas qu’il se réjouisse du malheur des autres, mais elle était une preuve physique que Morgan n’avait pas vidé son armoire à pharmacie aujourd’hui.

- C’est bien, même courte, cette pause nous apprendra une multitude de choses.  

Un petit rire s’apparentant plus à un ricanement discret secoue les épaules de Sambre alors qu’il pose les yeux sur la plaque.

- Allons, nous sommes un peu comme de vieux amis Morgan, ma promotion ne doit pas me faire prendre la grosse tête. Tu veilleras à ce que ça n’arrive pas.  

Attentif, Sambre laisse Morgan tisser le tissu de mensonges qu’il avait préparé pour leur séance. Ou peut-être inventait-il au fur et à mesure. Peu importait pour Sambre qui accueillait les informations en hochant paisiblement la tête, prenant quelques notes.

- Tu sais ce qui fonctionne exactement comme tu viens de me le décrire ? Une plante. Elle se nourrit, elle se repose, elle nous fournit notre oxygène. Et elle va bien. Es-tu une plante Morgan ?  

Il venait tout juste de relever le nez de ses notes, et cette fois son sourire de miel avait disparu pour laisser place aux traits honnêtes et blasés.

- Nous allons reprendre les bases. Je ne suis ni tes parents, ni ta sœur. Mentir ici ne t’apportera rien de plus qu’une année supplémentaire à venir t’asseoir ici. J’avoue que mélanger faits réels et fausses informations donnent du corps à ton mensonge mais je ne suis pas ici pour écouter des fables.  

A nouveau, le sourire prend place sur le visage de Sambre.

- On peut peut-être commencer par parler de ton sommeil ?

Beaucoup encensaient le Docteur Auverlot pour des raisons qui leur étaient propres et souvent très personnelles même si ce qui revenait le plus souvent était principalement la qualité de son écoute et le dévouement à son travail. Et d’un point de vue extérieur, il n’y avait rien d’anormal à ce qu’un professionnel de santé reçoive ces honneurs de la part des patients qu’il aidait.

Ce qui confortait Sambre dans l’idée que ses méthodes étaient les bonnes, qu’elles suivent les préceptes qu’on lui avait enseigné ou non, car pour être honnête, depuis le temps, nombreux étaient ceux auxquels il avait tordu le cou en pratiquant.

C’était la raison pour laquelle il préférait quand Morgan cessait d’être le bon petit Théséisses qui enrobait des paroles vides pour ne pas inquiéter son entourage.
C’était aussi la raison pour laquelle il avait dit à Sibylline de se sortir de sa relation avant qu’elle ne lui coupe les ailes complètement.
Et toujours la raison pour laquelle Sambre ne mâchait pas ses mots.

- Me moquer ? Je te compare à quelque chose d’utile. D’autres habitants de ce vaisseau n'auraient pas fait l’effort d’une telle gentillesse.  

Il ajoute, sans douceur, toisant le regard du jeune premier, fier de son petit numéro.  

- Quelque chose d’utile mais sans âme, une comparaison idéale, parfaitement digne de ma profession.  

C’est au tour du regard de Sambre de s’éclairer, harponnant celui de Morgan de sa lueur moqueuse.

- Intéressant, que tu parles d’amour aujourd’hui. Tu aurais pu dire, comme d’habitude, que j’étais un médecin déplorable pour que tu sois encore sur ce fauteuil depuis tout ce temps. Mais tu as choisi l’amour.  
Un rictus se met à naître au coin de ses lèvres et sur la page ouverte de son carnet, Sambre dessine un petit cœur.
- Et pour te répondre, si de tels sentiments venaient à se développer entre un professionnel et son patient, ce dernier serait automatiquement redirigé vers un autre praticien. Tu imagines bien pourquoi.

Et il n’avait pas lâché Morgan des yeux, plissant les siens, plus attentif. Il aurait dû regarder l’heure à laquelle ils avaient commencé à discuter pour voir en combien de temps son patient allait perdre patience cette fois.

- Je vais noter : sommeil très insatisfaisant. Tu es d’accord ? Bon. Et tes journées, depuis qu’on ne s’est pas vu ?  

A nouveau, il lève les yeux de ses notes, le visage sérieux, n’ayant pas oublié ce tout petit mot que Morgan avait eu le malheur de choisir.

- Tu as revu Sibylline ?

Morgan était un cas à part. Comme chaque cas, certes, mais c’était tout de même particulièrement visible chez l'ancien jeune premier des Théséisses. Au fil des années, Sambre avait usé de nombreuses méthodes, parfois totalement expérimentales : qui aurait validé cette façon qu’il avait de lui parler comme un ami désagréable, franchement ? Et certains lui diraient que ça ne fonctionnait pas, la preuve, Morgan était toujours là.
Certes, encore une fois c’était un fait, il était là, depuis quatre ans, à lutter contre ses démons sur un canapé choisi par son ex petite-amie, devant le même psychiatre depuis tout ce temps.

Mais Sambre ne voyait pas les choses de cette manière, pour sûr il voyait beaucoup de choses différemment, et savoir si c’était une bonne ou une mauvaise chose n’était pas le débat dans l’immédiat.
Toujours est-il que Sambre voyait des progrès chez Morgan. Avec le mouvement d’un yoyo, certes, ou d’un encéphalogramme agité, mais ce n’était pas rien. Quelques années plus tôt, jamais Morgan n’aurait eu la force de répondre à ses provocations, par exemple, ou lui parler aussi librement. Et dans un cas comme celui-ci, Sambre estimait que c’était déjà le plus important.

- Tu as sûrement raison. Je suis versatile, nos échanges m’intéressent mais je suis aussi ce vilain psychiatre profitant du pauvre patient qui… Ne veut pas guérir.

Les mots qu’il posait devant Morgan étaient toujours mûrement réfléchis, même si son ton et son sourire pouvaient laisser à penser qu’ils étaient totalement spontanés.
Car Sambre n’avait pas le droit à l’erreur. C’était une sorte de jeu constant où il fallait maintenir l’attention, soulever un problème, faire en sorte que ça ne le renferme pas, que ça le pique juste assez pour qu’il ait envie de se battre et ainsi se révéler.
La méthode semblait porter ses fruits pour l’instant, si bien que Sambre peut même se permettre de rester silencieux un instant. Pour observer Morgan se refermer comme une huître à l’évocation de la Musa.

- Je sais que Sibylline va bien. Elle travaille sur de nombreux projets avec sa Maison, et la mienne. Et elle se débrouille bien. Si je veux savoir comment elle va, je n’ai qu’à la croiser dans une réunion ou un couloir pour le lui demander. Et aujourd’hui, ce n’est pas elle, mon patient, c’est toi.

Psychiatre déplorable ? Qui avait sauvé ta copine, petit ingrat. Non mais oh. Eh.
Mais ce n’était pas le moment de révéler à Morgan qu’il avait été un rouage dans leur séparation, bien que Sambre s’en félicite. Il n’était pas prêt.

- En ce qui concerne les somnifères… Je vais noter que je te les ai proposé encore une fois. Mais que tu préfères t’endormir avec des méthodes moins médicales et plus irresponsables. Tu sais Morgan, je conçois que l’abandon de la morphine soit compliqué à envisager à cause de la douleur physique. Mais pour ce qui est de la douleur mentale, il serait peut-être tant d’envisager que ces séances sont là pour ça.

Finissant de griffonner dans son carnet, les Cervantes avaient été bien avisés de lancer la production de papier, c’était fort agréable de réécrire, Sambre releva enfin les yeux.

- Ce n’était pas pour elle, que tu voulais aller mieux ?

Sambre s’était à nouveau tût pour laisser son patient s’exprimer, car aux dernières nouvelles, c’était aussi à lui de parler. Certes, aujourd’hui, il ne faisait rien avancer du tout alors il fallait bien prendre les devants. Morgan avait besoin qu’on lui ouvre des portes pour s’y engouffrer. Mais ça aurait pu être pire, finalement. Le sujet tabou de la jeune Cervantes avait mis un petit coup de frein à l’échange mais Sambre ne se décourageait jamais.
Et tout en écoutant, non sans faire taire ses propres remarques intérieures, Sambre termina sa énième prise de note par un très imagé : “S = è_é” en bas de sa page, avant de la tourner pour en entamer une nouvelle.
La séance se passait bien, finalement. Morgan réagissait bien aux stimulis et ne restait pas mutique, tassé dans le canapé, comme ça avait pu être le cas parfois, par rébellion, ou simplement parce qu’il avait encore des restes de ces cocktails irresponsables dans le sang.

- Ça va faire quatre ans que je te propose d’aller mieux pour toi-même. Que je te fais remarquer que tu es bien entouré, que tu as la possibilité d’avoir un boulot dans lequel tu peux exceller même en boitant et qu’en attrapant les mains que l’on te tend, tu pourrais doucement commencer à sortir la tête de l’eau.

Sur sa nouvelle page, Sambre avait noté “colère +++”, pour finalement ajouter un “+” et même hésiter à en ajouter un autre, alors qu’il avait relevé les yeux sur Morgan dont la patience commençait à arriver à bout de ses réserves, comme une machine fragile en surchauffe.

- Alors, j’essaie une nouvelle méthode.

Son ton était égal, comme si celui de Morgan était resté exactement le même depuis le début de leur conversation. Il ajouta “gestes parasites” en haut de sa page.

- J’ai l’impression, Morgan, que tu es surtout en colère contre toi-même. Tu as déjà envisagé des tas de cas de figures pour te réadapter à la vie de la communauté, à la vie d’un Théséisses.

Finalement, le psychiatre se leva en posant son carnet de note ouvert sur cette nouvelle et unique note en haut de la page blanche. Visible à l'œil de Morgan de manière volontaire, peut-être.
Avec lenteur, Sambre se dirigea vers la fontaine à eau, pour finalement apporter un verre bien frais à son patient. De la sorte, il s’était détourné quelques instants, peut-être pour laisser Morgan quelques instants seul avec lui-même.

- Alors, après ton énumération de solutions qui doivent tourner dans ta tête quand elle n’est pas embrumée par les anti-douleurs, j’aimerai comprendre, avec toi, pourquoi tu continues à te punir depuis tout ce temps.

Toujours planté devant le canapé, Sambre avait croisé les bras sur son torse, sans lâcher le jeune homme des yeux.  

- C’était un accident. Alors pourquoi continuer à s’enfermer dans cette spirale ? Parce qu’il a bousillé ton avenir tout tracé et impacté les gens autour de toi ? Je comprendrais que tu te punisses si tu t’étais blessé volontairement pour ne plus entrer dans le cadre familial. Mais on ne se punit pas pour quelque chose sur lequel on a pas le contrôle. Alors je me dis que tu continues à t’enfoncer pour te punir de ne pas être sorti de cette situation plus tôt.

Il reprend, en s’appuyant contre le rebord de son bureau.

- Si tu ne guéris pas : les sacrifices que les gens ont fait autour de toi ne seront jamais vains, au moins. C’est ça ?