If you're drunk on life, I think it's great - Aminata Touré

If you're drunk on life, I think it's great

Salles de Spectacles--  feat   @Aminata Touré

La foule s’agitait, à la manière de toutes les foules : bruyamment, sans réflexion et très lentement. Aussi, la place des théâtres était l’antithèse parfaite de tout ce qui composait le silencieux, tactique et vif Bradley. C’est donc la partie qu’il détestait le plus lors de ces sorties et il était fort agacé de voir déjà autant de monde, cette cohue cherchant à effacer toute la satisfaction qu’il avait normalement avant une représentation.

Se dégageant en grognant de cette masse de civils, il se trouva un petit carré un peu plus calme que les autres et prit son mal en patience en attendant sa partenaire du soir.  Il scannait la foule du regard, à la recherche de la haute silhouette, et se remémora les circonstances qui l'avaient amené à braver la foule ce soir.

Il avait ces deux places pour “Le bourgeois gentilhomme” depuis un moment déjà. Déjà sur terre, cette pièce était une vieillerie, alors des décennies (voire des centenaires) plus tard… Mais Bradley aimait tout style de théâtre, les drames, les comédies, les vaudevilles… Les cervantès avaient des défauts, mais il fallait reconnaître que la plupart des adaptations étaient réussies, même celles de vieilleries. Peut-être que Mme Jourdain serait non-binaire et que sa fille refuserait le mariage pour devenir aventurière ?

En tout cas, quand il avait proposé à la volée dans le Quartier Général des Théseisses la place supplémentaire, il ne s’attendait à ce quelqu’un réponde. Alors que ce soit la jeune pilote qui se propose de l’accompagner, autant dire que ça l’avait laissé sans voix.
Son réflexe aurait normalement était de décliner, mais il avait sidéré qu’une femme de la trempe d’Aminata ait vraiment envie de passer sa soirée avec un vieux barbon comme lui. Au théâtre qui plus est. Et ensuite, son thérapeute lui avait conseillé de rencontrer de nouvelles personnes, d’élargir son cercle pour moins ruminer sur son sort et celui de tous ces compatriotes dans cette fichue boîte de converse.

Pour toutes ses raisons, il lui avait donné l’heure et la date de la pièce, lui proposant qu’ils se retrouvent devant le théâtre avant la pièce. Ce serait une excellente occasion de mieux découvrir la nouvelle Sigrun.

Il connaissait mal Aminata. Il savait qu'ils étaient tous les deux Theseisses. Ils savaient que ses subordonnés la respectait. Qu'elle avait en elle une fougue et un feu que certains critiquaient et que d'autres enviaient. Il savait aussi qu'elle avait récemment obtenu le poste de Sigrun malgré son jeune âge.  Et, comme pour le reste, c'était une ascension que certains critiquaient et que d'autres enviaient. Décidément les humains n'étaient jamais contents et se répétaient beaucoup. Cette pensée lui arracha un soupir qui fit sursauter un passant. Ah, les civils.

Aussi, malgré son air bougon qui aurait refroidi un pingouin sur la banquise, il était plutôt content de ce rendez-vous et de cette sortie entre collègues.

Il levait le bras pour tapoter sur son Axiom quand il l'aperçut enfin, dépassant la foule d’une bonne tête. Le Hildr eut un léger sourire sous sa barbe de plusieurs jours et lui fit un signe de tête entendu. Dans son monde, ça équivalait à un grand geste de bras et une embrassade. Se décollant du mur, il la rejoignit d’un pas lourd sans vraiment se soucier de savoir s’il bousculait des gens sur son passage (fallait pas être sur sa route.)

- Bonsoir Aminata. Rentrons directement, si tu veux. Il y a un bar à l’intérieur, j’aime bien prendre un verre avant la représentation.

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Aminata était difficile à rater même au milieu de cette foule. Déjà grande, presque autant que lui, avec des talons elle le dépassait allègrement. Mais en dehors de ça, elle avait surtout une aura et une prestance distinctive et, en la suivant, Bradley se rendit bien compte que si les gens s'écartaient, c'était pour la laisser passer elle.

En observant sa robe de soirée, il se rendit compte du contraste étonnant qu’il devait faire avec sa collègue. i Vêtu simplement d’un jean confortable et d'une veste verte à la coupe simple, il eut la présence d'esprit de se dire qu'il aurait aussi pu faire un effort vestimentaire. Le Theseisses balaya cette réflexion aussi vite qu'elle était venue : il n'avait rien à prouver, un sens du style qui se limitait de toute manière au pratique et sa seule veste de costume était en réparation chez sa couturière préférée.

Mais il comprenait très bien le choix de la jeune femme : elle était jeune, maline, avait des choses défendre et, il lui semblait, une vision globale du réseautage et des relations humaines qui lui avait toujours fait défaut.

- C'est vrai, j'ai été plutôt surpris. La dernière fois que j'ai emmené un collègue au théâtre, il s'est endormi. Je passe toujours pour un alien quand je propose.

S'installant sur le tabouret à côté d'elle, Bradley adressa un bonjour silencieux au Barman qu'il connaissait un peu, de vue. Assez, cependant,  pour que ce dernier lui serve, sans demander, un grand verre d'eau pétillante avec une rondelle de citron.

- Je ne suis pas vraiment un animal social. Mais je me disais que ça serait une bonne idée de connaître notre nouveau Sigrun.

Sans vraiment y penser, il lui donne une tape amicale bien qu’un peu brusque sur l’épaule.

- Belle ascension. Bien joué.

C’était un geste et un compliment à l’image du bonhomme : simple mais sincère. Ce qui pouvait se chuchoter dans les couloirs sinistres du vaisseau et encore plus dans le quartier général Théséisses, ça lui passait au dessus. La seule chose qui lui importait vraiment, la seule exigence qu’il aurait avec Aminata, c’est qu’elle sache piloter. Et que ses pilotes amènent l’équipe du Hildr à l’extérieur et surtout, les ramènent.

Il fit tinter son verre contre celui de sa collègue (comme quoi il n’était pas absolument imperméable aux codes sociaux) avant de lui répondre.

- Les comédies ne sont pas mes préférées mais oui, je connais un peu Moliere. J'ai déjà vu une adaptation mais c'était il y a longtemps. Mais j’aime bien quand ils bousculent un peu les œuvres, surtout les plus vieilles. J’aime bien les surprises.

De toute manière, tout lui semblait avoir déjà été vu ou fait ces derniers temps, mais si le théâtre et les Cervantes s’y mettaient…
Il sirotait son verre en silence, regardant distraitement les gens autour d’eux qui commençaient à rentrer dans la salle comme à son habitude. Avant de se rappeler que, pour une fois, il n'était pas seul et qu’il était tenu un minimum de faire ce que les gens appelaient “une conversation”.

- Et vous Aminata ? Une préférence ? Qu’est ce que vous aimez dans le théâtre ? A votre âge, vous devez avoir d’autres passions que vous enfermer dans le noir pour voir des gens s’agitaient sur scène.

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Sirotant son verre, il haussa les épaules à sa remarque.

- Il n’y a rien d’admirable. Je suis du deuxième éveil, répondit-il comme si ça expliquait tout.

Et dans un sens, c’était le cas. Au second éveil, cela ne faisait que 10 ans qu’il y avait de la vie sur le vaisseau. Les fruits étaient encore plus rares qu’aujourd’hui et utilisés exclusivement pour la consommation des passagers. Et il faut du temps pour faire du vin ou tout alcool avec un peu de goût.
Bradley se rappelait bien des premières bouteilles, une sorte d’alcool frelaté peu réussi, bon pour faire décoller un Stalker mais pas beaucoup plus. Le reste l’avait souvent laissé de marbre. Et pour finir, il y avait eu une nuit mémorable (pour les autres, par pour Bradley) où il avait bu plus que de raison et avait parlé plus qu’en un mois cumulé.

La tirade d’Aminata le laisse pantois. Déjà parce que ça faisait beaucoup de mots mais surtout parce que le discours lui semble lunaire. Elle appréciait une forme de théâtre qu’elle semblait mépriser en même temps ?  Ce mélange de sentiments était une émotion trop complexe pour le vieux Théseisses qui ne connaissait que le "j'aime" et j'aime pas".  Mais il était bien d’accord sur la fin, que la création était une des choses qui nous séparait des machines. Vraiment, le personnage en face de lui l'intriguait beaucoup.

Il prit le temps de réfléchir à sa question. Il aurait bien aimé donner le change, lui expliquer qu’il était impressionné par le travail des acteurs, leur faculté à se mettre en scène, à échanger, à avoir l’air vivant, à se grimer et parfois, se tourner en ridicule juste pour le plaisir de quelques rires dans le noir. Que les couleurs et les lumières faisaient du bien à son esprit souvent sombre. Et juste qu’il aimait qu’on lui raconte de belles histoires. Mais on ne rayait pas 50 ans de mutisme comme ça, aussi il hausse une épaule.

- Ça change de l’atmosphère des couloirs. Et ça me calme.

Il finit son verre d’une traite, (bien que ce soit peu impressionnant pour une eau pétillante) et se redressa à son tour.

- Vous avez raison, allons-y.

Il laissa Aminata passer devant, toujours impressionné de voir la foule se pousser sur son passage, comme autant de petits poissons qui s’écarteraient en voyant arriver un requin.
Soupirant en laissant tomber sa grande carcasse sur un des sièges, il lui fit la remarque.

- Les gens vous laissent toujours passer comme ça ? Faudra que vous me donniez votre secret, manière que certains me foutent la paix.

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