Reyna affichait une mine neutre, professionnelle, presque désintéressée. Ce qui n’était pas loin de la vérité. Elle assistait à ce genre de réunion avec aucun plaisir. C’était par pure obligation qu’elle se trouvait là, en ce moment même. Une réunion professionnelle, d’où la mine professionnelle. Encore un investissement avec des notables Azaraï. Une farce pleine d’hypocrisie qu’elle n’avait jamais cautionnée. Les Azaraï auront leur budget, quoi qu’il arrive. Surtout en matière d’énergie. Mais ils adoraient s’entendre parler et débattre sur la meilleure approche. C’était une grande farce faite pour satisfaire l’égo des blouses blanches. De même qu’inviter les Kramer n’était qu’une façon de satisfaire l’égo des costards de sa maison. Les uns et les autres aimaient se sentir importants dans cette discussion où personne ne s’écoutait.

Elle ne pouvait pas ignorer ce genre de réunions pour autant. C’était autant un jeu de pouvoir que les autres. D’autant plus avec les Azaraï. Ils se savaient indispensables sur ce vaisseau et cette information avait tendance à leur monter à la tête. Si elle se trouvait là, à soutenir leur regard du haut de ses talons, c’était bien pour leur faire comprendre qu’ils n’étaient pas les seuls indispensables. Leur budget était certes nécessaire. Mais c’était autant un investissement que les autres. Aucunement un cadeau gratuit offert par pure bonté de cœur.

Son discours allait dans ce sens et les traits froids et fermés de son visage ne laissaient la place à aucune autre interprétation. Le diamant Kramer était intransigeant sur ce point. Un aspect non négociable du contrat. Le respect n’était pas seulement due, il était nécessaire.

Elle observe de temps en temps l’assemblée, pas par curiosité, elle ne prend pas la peine de retenir le nom de chacun. Par manque d’envie ou par désintérêt. Elle ne s’était jamais réellement posé la question. Pourtant, elle laissait son regard traverser les membres présents dans la pièce. Comme un prédateur cherchant une proie. Ou une créature susceptible d’éveiller son intérêt. Ceux qui parlent trop et qui ne voient que leur propre reflet dans les yeux de leur interlocuteur sont trop prévisibles. Trop banal. Ils ne valent même pas un dixième de son temps. Ils sont majoritaires, chaque nouveau visage semble être ainsi chez les Azaraï. Et plus elle les observe, plus ces visages se mélangent et se confondent. Comme s’ils n’étaient qu’une seule et même entité.

C’était sans compter le départ d’un des scientifiques, diminué, le visage plus que oubliable. Pourtant. Même en paraissant infirme, il était le seul à se mouvoir dans cette assemblée. À prendre les devants. À agir différemment. C’était sur ce point qu’il est parvenu à attirer l’attention sur lui. Il se déplace, pas n’importe où. Il se déplace vers elle. Impassible. Imperturbable. Son regard se pose sur l’élément perturbateur, sans pour autant changer d’expression. Il veut la voir. Mais il ne sait pas qui il cherche à voir. Il ne suffisait pas de vouloir avec elle. Alors elle ne réagit pas. Sans un mot, sans un regard de plus. Elle le laisse s’éloigner en silence. Il ne saura jamais si elle viendra ou non. Jusqu’au dernier moment. Jusqu’à ce qu’il se lasse ou qu’il la voit arriver face à lui.

À mesure que le temps passe et que les discours s'enchaînent, c'est elle qui commence à se lasser. Las de ces longs débats stériles. Honnêtement, elle n’y pouvait rien. Toutes ces questions d’énergies et de recherches énergétiques, ce n’était pas à elle de régler ces problèmes. C’était grâce à elle que ces recherches pouvaient avoir lieu. Mais ce n’était pas à elle de les faire à leur place.

Une fois les questions budgétaires abordées, une fois sa validation faite. Sous couvert d’un regard sévère et impartial sur les chiffres annoncés. Elle se désintéressa bien vite de la suite. Un peu curieuse au sujet du message de l’infirme. Presque intéressé par ce qu’il pouvait bien lui vouloir. Plus intéressé par ce mystère que par l’ambiance actuelle de cette salle.

Le diamant Kramer n’attend pas la fin de la réunion pour prendre ses distances également. Bien avant la fin, elle décide de partir. Quitter ce grand rassemblement qui devenait de plus en plus une perte de temps. À peine en dehors, à peine enfin une respiration d’air frais après avoir quitté cette zone confinée. Qu’elle l’aperçoit. L’infirme. Accoudé dans le couloir non loin de là. Elle ignorait combien de temps il avait attendu. Espérant que ce soit beaucoup. Ou suffisamment, qu’il sache à qui il avait à faire.

Drôle de phrase d’accroche. Une première question d’autant plus surprenante. Elle se contente de se positionner face à lui. En silence. Sans pour autant prendre la peine de réfléchir. La réponse était toute trouvée.

Permettez moi de vous dire ceci : Votre question est mal posée.


Un rictus commence à se dessiner sur son visage, brisant cette expression neutre qu’elle avait arboré tout le long de la réunion.

Tout dépend de ce que vous entendez par Neo Century ? Le vaisseau au sens propre du terme ? La communauté qui l’habite ? Le futur de ses habitants ? L’avenir de votre maison ? Vous voyez. Déjà. Il y a une multitude de possibilités, qui changera pourtant drastiquement votre réponse. Alors Monsieur, que représente Neo Century pour vous ?

Elle se permet même d’être joueuse :

Mais oui, pour répondre à votre question. La réponse est oui.

Elle donnerait tout pour sa maison. Absolument tout. Pour peu que les Kramer soient éternels. Pour peu qu’ils puissent représenter l’avenir du Neo Century.

Elle reste de marbre lors des premiers soupirs. Elle n’avait que faire du mépris des autres, pas plus que leur avis sur elle. Ils pouvaient tout aussi bien la haïr et lui en vouloir toute leur vie qu’elle ne prendrait pas la peine de retenir leur nom. Leur existence était aussi anecdotique que leur argument en général, elle espérait se tromper cette fois. Mais comme à son habitude elle avait très peu d’attente de base, il fallait mieux être agréablement surprise que déçu.

Malgré un comportement et une tenue douteuse, il a la politesse de ne pas l’interrompre, enfin un bon point pour lui. Dans le cas contraire, elle n’aurait pas pris la peine de lui accorder une seconde de plus. Elle n’avait pas le temps du commun des mortels et ce dernier était trop précieux pour le gâcher avec le premier gamin venue.

Il a beau affirmer sa position, il ne prend pas la peine de lui rappeler qu’elle est cette fameuse réponse qui ne changera pas. À laquelle il était si fier. Nul doute qu’il avait dû le dire un jour, lors d’un référendum ou d’une rencontre passée. Hélas pour lui, elle n’avait pas pris la peine de s’en souvenir.

Les possibilités sont infinies parce que je m’en donne les moyens, ne commençons pas à nous trouver des excuses. À moins que tout ça n’est qu’un beau rêve idyllique dans votre esprit, qui est fait pour exister dans l’imaginaire mais qui ne prendra jamais forme dans la réalité.

Elle n’était ni idéaliste ni naïve. L’espoir était une chimère à laquelle s'accrochaient les faibles d’esprit et les lâches. Elle préférait se concentrer sur le concret et ne pas se projeter inutilement dans des scénarios alambiqués. Chaque décision est étudiée et minutieusement façonnée. Pour en obtenir la vision qu’elle avait à l’origine. Reyna n’a pas le temps de rêver, d’espérer ou de croire. Elle fait, elle agit et elle s’adapte.

C’est là que vous vous trompez. Je n’attend pas que vous me séduisez, ce qui serait ironique venant d’un infirme qui ne sort pas de ses labos. J’attend de vous du concret, parlez-moi sans détour et sans rien omettre. Essayez de me convaincre avec vos chiffres et vos données pertinentes, plutôt que de masquer la vérité en essayant de me tromper par des promesses vides de sens.

Elle ne mâchait pas ses mots, elle préférait être franche au risque de manquer de tact. Elle croyait fermement qu’il valait mieux ne pas prendre des pincettes avec les autres, même si elles se mettaient tout le vaisseau à dos. Les laisser dans leur vie illusoire et vide de sens n’était pas leur rendre service.

Borée est une forme d’investissement, de nos ancêtres dans le but de perpétuer l’humanité à travers l’espace et le temps. Ce n’est pas un espoir. Cette démarche a été réfléchie et amenée dans ce sens. Et vous le savez, au fond, que cette expédition n’est pas faite pour prêcher la bonne parole à travers le cosmos dans un but de partage et de rencontre. Nous sommes là pour coloniser, pas pour partager.

Hélas, les habitants de ce vaisseau pensent pour beaucoup vivre dans une utopie spatiale. Où la découverte et les rencontres seront au-dessus de tout.

Ma position, mes proches et ma maison sont liés à l’avenir de chacun des habitants de ce vaisseau. Soyons lucides Monsieur. Nous n’avons ni médecin, ni personnes de lois, ni exploration ni militaire pour assurer notre protection. Seule, ma maison ne pourra survivre bien longtemps.

Le diamant Kramer plonge son regard dans celui de son interlocuteur, interloqué par toutes ces questions.

Je commence à comprendre où vous voulez en venir. Vous me voyez comme une femme tyrannique qui cherche le profit quitte à écraser les miséreux et les nécessiteux. Ne confondez pas cruauté et rigueur. Vous êtes quelqu’un d’intelligent j’en suis persuadé. Vous n’êtes pas assez naïf pour croire qu’une vie faite de service et de gratuité serait bénéfique sur le long terme. Il nous faut une forme d’économie, que ce soit entre nous pour éviter le chaos et l’anarchie, qu’avec les rencontres que nous ferons dans cette galaxie et les autres.

Une nouvelle façon de juger et jauger ce drôle de personnage. Savoir s’il était capable de comprendre et d’aller au-delà de cette animosité apparente qu’elle croit percevoir en lui.

Vous et moi savons très bien que ce discours et cette question est vide de sens. Ne faisons pas preuve de mauvaise foi. Les vôtres, votre maison Azaraï, serait la première heureuse d’aller au-delà de ce système de maison et de caste. Je suis persuadé que certains d’entre vous, ne le prenez pas personnellement, pourrait tout aussi bien sacrifier les âmes qui peuplent ce vaisseau pour peu qu’une découverte majeure vous attende au bout du chemin. Je me trompe?

Il continuait de soupirer et de souffler. Plus il semblait las de cette discussion, alors qu’elle ne venait qu’à peine de commencer. Plus elle s’interrogeait sur ses motivations. S’il ne souhaitait pas s’infliger ceci, pourquoi prendre la peine de parler avec elle. Quel drôle de personnage. À moins qu’il n’ait un problème avec tout type d’être humain. Ce qui serait déjà plus compréhensible. Pas moins étrange, mais compréhensible.

Il fait de son handicap une force. Chose qu’elle trouvait admirable. Du moins, si cet argument est une valeur de force et non de faiblesse. Tourner des aspects négatifs en force n’est qu’une des nombreuses façons de gagner un débat. Une chose qu’elle apprécie tout particulièrement. Les débats et surtout les victoires.

Vous avez raison. Dans votre cas tout du moins. Votre handicap n’est pas une faiblesse, vous êtes assez intelligents pour en faire une force. Pour devenir un membre essentiel de cette communauté. Mais tous n’auront peut-être pas la même chance que vous.

Elle était froidement pragmatique. Presque cruelle. Elle se moquait éperdument de l’image qu’on avait d’elle. Elle n’enrobait pas la vérité d’artifices et de mensonges pour la rendre plus supportable. Bien au contraire elle préfère se montrer franche quitte à y laisser toute forme de tacts et d’affects.

Cette vérité était un point sur lequel tout le vaisseau était d’accord. Ils en avaient tous confiance et Yve le savait tout aussi bien qu’elle. Ils avaient trop peur d’en parler, de le dire à voix haute ou de l’énoncer, de peur que cette réalité devienne la leur, de peur d’être fait à leur propre choix et leur propre fatalité. De peur d’être confronté à cette funeste fin. De peur d’avoir à assumer leur choix.

Je ne pense pas que l’être humain soit en mesure de se gérer seul Monsieur. En dehors de l’aspect chaos qui était, je vous l’accorde, mal amené de ma part. Croire qu’une absence d’autorité soit une solution sur le long terme n’est qu’une utopie de plus.

Elle savait pertinemment que les gens n’ont pas la bonté de cœur nécessaire à l’établissement d’une société solidaire durable. Ses parents en étaient la preuve vivante, l’avenir de la maison Théséisses deviendra bientôt un nouveau cas d’école et chaque putain de familles dans ce vaisseau doit sûrement contenir son lot de misères et de détresse sociale. À vouloir chasser le naturel, il revient au galop.

Certains pourraient croire qu’elle avait une vision pessimiste. Alors qu’en réalité sa vision n’avait toujours pas changé. Elle était toujours la même, ni pessimiste ni négative. Un simple constat. Une vérité que personne n’accepte mais qui n’en demeure pas moins réelle.

Je le prends comme un compliment.

Les dragons étaient une créature de légende, imposante et fière. Des forces de la nature susceptibles d’inspirer autant le respect que la crainte dans le cœur des gens. Gardien de trésor et de savoir. Le pinacle de l’autorité dans l’imaginaire humain. Quoi de mieux pour la définir elle, le diamant Kramer du vaisseau.

Rassurez-vous, je n'attends pas de vous que vous soyez d’accord avec moi. Pas plus qu’on attend de vous un discours hypocrite qui fasse plaisir à nos investisseurs. Ce que j'attends de vous, c’est la vérité. La vérité sans autres artifices que les constats de base que vous ferez dans vos recherches.

Encore et toujours la vérité. La seule quête qu’elle s’était donnée. Son Saint Graal à elle. La vérité est rien d’autre. La vérité vraie.

Un pouvoir horizontal? Allons, allons Monsieur. Soyons réalistes. Je sais que votre caractère utopique et plein d’espoir parle mais. Vous l’avez bien compris depuis le temps non? Un pouvoir horizontal est vide de sens. Et je pourrais vous donner un exemple pour chacune des maisons de ce vaisseau. Prenez les Azaraï par exemple, ils s’isoleront et refuseront de côtoyer le reste de la communauté, persuadés d’être entouré d’idiots et d’esprits incapables de comprendre leur recherche. Les Galéréïs? Ils iraient se perdre dans les recoins les plus reculés du vaisseau en faisant fi de toute règle de sécurité quitte à mettre en danger leur propre vie et celle des autres. Les Vaga? Nous ne sommes pas prêts de les revoir à bord. Quoique nous avons peut-être trouvé une solution sur le rationnement des ressources? Les Torres, leur seule raison d’être est leur égo et cet ordre vertical. Sans ça ils n’ont plus rien. Les Théséisses? Les militaires n’existent pas sans hiérarchie, ils s'enfoncent dans la dépression ou le chaos, certains refuseront de continuer, d'autres ne sauront pas quoi faire sans ordre. Comment leur reprocher cela? Alors qu’ils ont passé leur vie à suivre des directives. Les Kramer? Certains n’auront plus jamais d’aide financière ou d’investissement, pourquoi prêter à perte si ce n’est pour la communauté établie? Les Kymal? Dites adieu aux services de ménages et à tout autre travail ingrat, ils refusent d’exécuter ces besognes si nous sommes tous au même niveau. Les Cervantes? Ils s’en sortiront sûrement le mieux. Enfin. Les bons oui, les moins bons risquent de ne pas rester en vie très longtemps.

Son discours semblait interminable, à croire qu’elle ne prenait pas de pause pour respirer, énonçant les faits d’une traite, tellement convaincue elle-même qu’elle pourrait persuader un sourd que sa parole fait foi.

C’est là qu’intervient le système vertical non? Le fait d’assumer les décisions difficiles. Il est plus simple pour un politique tel que moi d’assumer un choix moral terrible plutôt que de l’imposer au commun des mortels et à la communauté entière. À moins que vous ayez suffisamment confiance en eux pour penser qu’ils ne sombreront pas dans le regret et le désespoir ? Qu’ils dormiront aussi bien que vous et moi après avoir pris une décision lourde de sens?

Il n’était pas le premier et sûrement pas le dernier à débarquer dans son quotidien plein d’idées. Avec une certaine vision naïve de la société et du pouvoir. Ce n’était pas personnel, mais elle aimait leur rappeler que si lui avait la volonté suffisante et la force d’esprit nécessaire pour ne pas se sentir coupable. Les autres n’auront sûrement pas la même énergie.

Alors pourquoi m’avoir convoqué Monsieur?

Le voilà qui repique sa curiosité. S’il n’était pas là pour parler de système social ou de questions éthiques. Alors pourquoi diable avait-il fait appel à elle. Pourquoi vouloir faire face au diamant Kramer. Au Dragon Kramer. Il n’avait pas l’air d’être ici par pur goût du risque, quoique cette possibilité ne l'aurait pas dérangé. Elle n’en demandait pas plus après une réunion aussi longue et soporifique.

Elle l’écoute poursuivre en silence. Sans pour autant partager ses opinions. Elle n’avait pas la même vision que lui. Il avait une vision personnelle, bien trop limité en terme de nombres. Une vision qui lui était propre, qui touche un petit groupe de personnes. Elle avait une vision d’ensemble. Une vision large, qui cherche à regrouper pas seulement sa maison, mais toutes les autres, l’ensemble de ce vaisseau. Même s’ils ne partageaient pas la même vision, débattre avec ce genre d’individu, qui n’avait ni peur de lui tenir tête, ni peur de lui répondre honnêtement, c’était quelque chose de rafraîchissant pour elle. Suffisamment pour qu’elle continue de l’écouter tout du moins.

Le référendum n’était pas un acquis, pas plus qu’une obligation vis-à-vis des habitants du vaisseau. C’était un don offert par le sénat pour partager cette décision difficile. Si les gens ne souhaitent pas ou ne savent pas saisir cette chance. Chacun est à blâmer dans cette histoire.

Elle remarque qu’il ne poursuit pas à la mention des autres. Il parle des Vaga mais pas des autres maisons, marquant une pause dans son discours. Dommage. Elle aurait aimée savoir ce que lui aussi pensait des autres. Des autres maisons. Ce que le cynique Azaraï peut bien trouver à ces autres maisons. La vision qu’il a des habitants de ce vaisseau. Des autres.

-Ah. Les Bipèdes. Vous voyez vous êtes aussi méprisant envers les autres qu’un Kramer. Vous n’avez rien à nous envier Monsieur.

Elle se permet cette petite touche d’humour, même s’il n’y était pas réceptif, elle le faisait avant tout pour elle. Pour se garder en tête que malgré tout son discours, ils étaient d’accord sur certains points. Du moins, à ses yeux, il était d’accord avec un certain aspect de sa vision.

Et que pense l’expert dans ce cas ? Avons-nous une chance d’atteindre Borée ?

Le diamant Kramer plonge son regard dans celui de son interlocuteur. Elle avait son propre avis sur la question. Comme beaucoup sur ce vaisseau. Elle ne se lassait pas d’entendre celui de chacun, allant du pessimiste au naïf. Ils avaient tous leur propre idée et vision sur la question.

Vous êtes plus malins que je ne le pensais Monsieur Van Hecke. Ils ne sont pas nombreux dans cette boite de conserve géante à partager votre vision. Et pourtant… Pourtant les questions sur Dogma sont nombreuses. Et surtout légitime. Je ne m’attendais pas à avoir cette discussion avec vous. Que savez-vous sur Dogma? Que croyez-vous savoir sur Dogma?

Pourtant sa vision n’était pas totalement fantasque. Pas cette fois-ci. Il y avait un raisonnement logique et fondé qu’elle avait déjà eu par elle-même. Dès son intronisation à la tête de cette maison. Dès qu’elle a enfin pris le pas sur son vieux père. Dès qu’avec son jumeau, ils ont pris la décision d’écarter leur parent gâteux.

Dogma était omniprésente sur ce vaisseau, à la base de sa gestion et de son fonctionnement. Pourtant, elle avait remarqué plusieurs zones d’ombres qui entourent son existence même et sa présence parmi eux. Elle ne saurait le décrire parfaitement, de même qu’elle n’a encore guère de preuves pour étayer ses propos. Quoique. Mais il y avait une étrange sensation en elle lorsqu’elle abordait ce sujet. Comme une intuition.

Le reste de son plan est plus que transparent, il expose ses désirs et ses motivations sans équivoque, en allant droit au but. Un bon point, elle n’aimait pas tourner autour du pot et préférait qu’on aille droit au sujet qui importe, sans l’enrober de détails inutiles.

Sans vouloir se vanter et sans s’avancer pour autant, elle pense voir où il souhaite en venir. Le plan qu’il avait. Son désir de ne pas créer une arme capable de nous détruire nous. Mais de détruire autre chose.

Si je comprend bien. Vous ne souhaitez pas un financement pour une arme capable de détruire des tissus humains. Mais capable d’attaquer autre chose n’est-ce pas ? Pour s’en prendre à ce qui n’est pas réellement humain.

Un rictus apparaît sur ses lèvres. Cet homme était soit inconscient, soit complètement fou. Dans les deux cas, elle voulait voir jusqu’où il était prêt à aller.

Vous jouez à un jeu bien dangereux Monsieur.

Plus elle regardait cet homme, se tenant face à elle sur sa canne. Appuyé contre cet outil lui permettant artificiellement de se tenir plus ou moins droit devant elle. Plus elle comprenait d’où venait l’arrogance des Azaraï. Ces scientifiques avides et cupides, toujours désireux de plus, de plus découvertes, de plus de recherches, de plus de réponses, de plus de questions. Ces scientifiques à la morale fluctuante sont bien intelligents que la moyenne. Surtout lorsque la moyenne est polluée par ces idéalistes de Cervantes et ces lambdas Kymal. Au fond, même si elle refusait de l’admettre. Elle appréciait parler avec ces cas sociaux et ces introvertis extrêmes.

Je reproche aux individus d’utiliser le collectif comme moyen de se freiner. Même si vous ne partagez pas la vision de certains sur ce vaisseau. Vous savez autant que moi que certaines personnes dans votre maison et ailleurs ne seraient pas contre un pouvoir plus centralisé.

Honnêtement, elle n’était pas pour une suprématie d’une maison. Pas encore. Elle n’était pas assez stupide et avide de pouvoir pour se jeter dans une cause perdue. La station n’était pas encore prête. Et les loyalistes de certaines maisons sont encore trop ancrés dans leur tradition fraîche. Elle était une femme joueuse, mais une joueuse qui ne pariait que sur les pions susceptibles d’aller jusqu’au bout. Elle ne jouait pas seulement pour participer, mais elle visait une victoire totale, sans concession, sans partage. Tout le reste ne lui laissait qu’un goût amer dans la bouche.

Ne vous méprenez pas. Je ne juge pas un être sur son apparence, sa forme physique ou tout autre aspect inintéressant. Mes critères sont beaucoup plus précis mais pas moins tout aussi intransigeants. Il est difficile de satisfaire l’un de ces aspects. Mais une fois fait, mon respect accompagne prend le pas.

Elle affiche presque une moue déçue à sa réponse. Elle attendait une autre réponse, pas une réponse niaise pleine d’utopie et idéaliste. Mais une autre réponse. Plus insidieuse, plus profonde, inattendue disons.

Au moins vous avez le mérite de ne pas être un prisonnier de plus de ce rêve futile. A courir derrière des chimères.

Un bon point pour l’infirme.

Elle ne répondit pas à sa remarque sur son intelligence. N’étant pas prête à parier là-dessus. Il y avait bien trop de variables. Bien trop d’interrogation dans cette affirmation. Pouvaient-ils vraiment être persuadés de comprendre les motivations de leur ancêtre ? Ayant choisi de miser l’avenir de leur espèce sur une bande d’enfants susceptibles de grandir à bord ? La manœuvre était-elle totalement calculée, prédéterminée et réfléchie ? Ou bien était-ce une décision hâtive qui n’avait pas eu le luxe de rassembler de façons homogènes les enfants de cette époque. Dans le premier cas, ces vieux croûtons étaient des visionnaires et des précurseurs, de vrais génies capables de pallier à tout problème futur susceptible de croiser notre route. Dans ce cas, où est donc cette solution miracle à toutes nos crises passées et à venir dans cette immense boîte de conserve ? Dans le second cas ? Pourquoi en sommes-nous là ? Dans ce système politique ? Dans cette quête idéaliste et naïve ? Tellement de questions qu’elle avait en tête mais qu’elle gardait pour la suite.

Pour l’instant, elle se délecte plutôt de la surprise de son interlocuteur. Saisissant chacun de ses traits, se délectant de cette lueur qui vient d’apparaître dans son regard. Ce qu’elle aimait par-dessus tout, c’était faire sensation, se démarquer encore et toujours. Leur rappeler qu’elle était au-dessus du lot. Sur tous les aspects, en bien comme en mal. Il n’y avait personne à naître et à venir susceptible de la remplacer, et personne capable de l’égaler.

La flatterie ne marchera pas avec moi.

Terrifiante est un adjectif fort, et elle garde seulement cet aspect. L’aspect fort. Qui a ses oreilles sonne comme une douce victoire.

Bingo ! Vous avez enfin tiré le numéro gagnant Sir. Félicitations. Voyez-vous. Pour reprendre ce que vous venez d’énoncer. Notre société néo-moderne, qui se veut affranchie de nos ancêtres. N’a pas jugé bon de fonder une religion à proprement parler. Enfin. Comprenez moi. Nous avons bien ces idiots illuminés complètement désespérés qui se sont regroupés entre cas sociaux, comme dans un centre de cure. Comment ils s’appellent déjà ? Bah, c’est sans importance. Mais pourtant, la question demeure toujours en suspens. Je vais être directe, parce que c’est ma seule façon de faire. Il y a beaucoup de choses à dire sur mes parents, ils ont cependant accompli une bonne chose à travers toute cette éducation chaotique. Une réflexion intéressante. Disons plutôt une hypothèse. Et je pense, sans trop m’avancer, que vous allez la partager également. Notre civilisation, entité, race ou appeler ça comme vous le souhaitez. Est conditionnée depuis sa venue au monde, depuis son apparition dans l’univers. Elle se rattache toujours à quelque chose. Un modèle, un dirigeant, une figure d’autorité ou de proue. Voir quelque chose de plus grand, de plus mystique. De plus profond. De plus brumeux. En quoi croient les habitants de ce vaisseau ? Auprès de qui raccrochent-ils leur espoir et leur prière ?

Le choix des mots était important, elle n’avait que des hypothèses, elle n’avait que son propre esprit qui cogite depuis de nombreuses années sur la question. Une réflexion et une étude de longue date, qui avait commencé dès son apprentissage à l’adolescence. Alors que les autres semblaient l’ignorer, comme d’habitude, par crainte de découvrir une vérité déplaisante ou une chimère encore plus grande. Néanmoins, le dragon Kramer ne reculait devant aucune vérité, aussi in-plaisante soit-elle. Elle les cherchait par-dessus tout. C’était sont trésor, la vérité, celui qu’elle garde avidement et jalousement. Et à chaque fois que ce trésor manque de lui échapper, manque de finir entre les mains de la plèbe, un cataclysme s’apprête.

Les habitants de ce vaisseau, n’ont pour le moment. Que deux points de repère. Borée. Symbole d’espoir. Qui correspond à l’envie de tout un chacun de terminer enfin ce voyage pour vivre sur l’Eden. L’endroit idyllique qui nous a été promis. On pourrait y faire référence comme une sorte de paradis de nos ancêtres. Mais cet endroit n’est pas quelque chose à laquelle ils peuvent se raccrocher à proprement parler. C’est plus une promesse, une sorte d’assurance. Il nous reste le deuxième repère. Dogma.

Elle laisse planer sa réponse un instant. Le transperçant du regard. Elle n’avait aucune intention de lui mâcher tout le travail. Ce n’était pas là son but, elle l’avait déjà jugé digne, de partager avec lui son raisonnement, tout du moins une partie. A voir maintenant s’il se montrait à la hauteur de cette tâche, de ce test qu’elle lui confiait à présent.

En supposant que vous avez raison. Qu’une IA soit capable de développer une conscience. Qu’elle soit en mesure d’aller au-delà de sa programmation de base. Qu’elle soit en mesure de se développer et d’apprendre comme nous. Pour faire simple. Qu’elle soit à notre image, inconstante, changeante et capable de s’améliorer comme de régresser.

Un large sourire se dessine petit à petit sur son visage.

Alors laissez-moi réitérer une fois de plus ma question. Avons-nous une chance d’atteindre Borée un jour ? Monsieur Van Hecke ?

Elle étudie, elle analyse, elle cherche à observer chacun des mouvements de cet homme. A l’image de cet instinct de prédateur qu’elle avait développé au fil de ses années à grandir dans cette famille où tout se résumait à cette lutte incessante pour se démarquer. Pour toujours engranger plus de pouvoir. Une course effréné contre soi-même. Où rien au monde ne pourra être suffisant. Rien ne sera assez pour eux. Rien ne sera susceptible de combler cette faim insatiable qui les ronge. Qui les ronge du plus profond de son être.

A mesure qu’elle parlait avec lui, à mesure que son emprise se resserrait autour de lui. Elle comprenait de plus en plus à qui elle avait à faire. Un scientifique un peu trop idéaliste, farouchement déterminé à améliorer le quotidien de ses pairs, à servir la communauté. Un homme persuadé de pouvoir être plus qu’un simple chercheur lambda. Persuadé qu’il est sur le point de découvrir la découverte, ou qu’il est en mesure de le faire. Mais il est également conscient qu’il manque cruellement d’une monnaie primordiale. Surtout pour lui. Parce qu’au fond, tout n’est que transaction aux yeux de la jeune femme. Tout s’achète, pas seulement avec de l’argent, mais avec des aspirations et des promesses également. C’était ce genre de monnaie qui parlerait davantage à cet homme. Homme qui manquait à présent cruellement de temps. Pressé par son état, pressé par sa vision pragmatique qui le pousse à constater jour après jour la réalité qui l’entoure.

Cette fois-ci, elle ne souriait plus. Pourtant, intérieurement, elle jubilait déjà. Elle n’avait pas encore percé tous les secrets de Van Hecke, juste suffisamment pour dérouler un argumentaire convaincant. Qui sera plus parlant que toutes les richesses et les biens matériels qu’elle aurait pu offrir à un autre. Oui. Ce qu’il voulait. C’était une assurance. L’assurance qu’elle œuvrait dans le même sens que lui. Pas avec les mêmes mots ni les mêmes aspirations. Juste qu’elle partageait cette vision du bien commun. Ce qui, au fond du diamant Kramer, n’était pas faux.

Cette femme était sincèrement persuadé d’être en mesure de venir en aide à tous. D’être la solution pour améliorer leur quotidien. D’être celle capable de les mener jusqu’à Borée. Elle et son jumeau. Elle et les Kramer. Ils n’étaient pas simplement un moyen, une alternative. Ils étaient la seule et unique réponse possible à cette question : Comment changer les choses efficacement ?

Vous ne voyez donc pas le lien entre mon explication, mon intuition sur Dogma. Et Borée. Et cette terre idyllique et paradisiaque ? Très bien. Reprenons depuis le début voulez-vous. Dogma.

Elle croise les bras et s’appuie contre le mur froid derrière elle, adoptant une position plus confortable. Il s’agissait d’aborder un sujet complexe et controversé avec cet homme après tout.

Pour vous qui êtes un scientifique. Est-ce que l’idée même d’avoir une IA qui éveille une conscience parfaitement inimaginable ? Voir qu’elle soit en mesure d’imiter notre conscience humaine. De la parodier en quelque sorte. Je pense qu’au fond de vous. Vous le savez. L’un comme l’autre, ce n’est pas une hypothèse folle et incongrue. Au contraire même.

Elle penche la tête sur le côté pensive un instant. Cherchant à rendre ses propos le plus clair possible, qu’il voit où elle veut en venir.

Vous soulevez un point intéressant. Rien n’indique que Dogma travaille pour nous. Ou qu’elle nous protège. J’ai parfois l’impression d’être une génie sur ce vaisseau. Tellement j’ai l’impression d’être la seule à remettre en question cette vérité absolue. J’ai deux hypothèses à ce sujet. Soit les gens vivent dans le déni, de peur de comprendre. De peur de remettre en question leur vie tout entière. Soit ils sont totalement anesthésiés. En vivant dans l’apathie et un quotidien morose où aucune question, aucun questionnement ou intrigue ne vient perturber leur routine abrutissante.

Un sourire, elle perçoit la brèche. La perche qu’il vient de lui tendre involontairement. Hors de question qu’elle la laisse passer. Hors de question qu’elle manque une telle opportunité. Comme un prédateur qui attendait patiemment le bon moment pour fondre sur sa proie. Elle bondit, prête à saisir cet argument qu’il lui implore presque d’utiliser.

Nous sommes d’accord sur un point. Les habitants, nos chers concitoyens. Ne pensent pas comme une communauté. Chacun est resté bloqué dans cet individualisme qui caractérise aussi bien l’être humain. Je n’ai pas la prétention de connaître nos ancêtres. Mais je suis assez attentive pour voir que ce désir orgueilleux de ne penser qu’à son propre bien est un naturel propre à notre espèce. A mon tour de vous posez une question Monsieur Van Hecke. Ne souhaitez-vous pas améliorer le quotidien de vos concitoyens ? N’avez-vous pas tout simplement envie de faire plus ? Que de perdre votre temps et votre journée dans des réunions futiles où les maisons discutent entre elles pour débattre sur des avancées technologiques qui ne profiteront qu’à elles ? Voyez-vous. On me considère bien souvent comme un tyran, comme une femme sans coeur. Pourtant, je ne souhaite qu’une seule chose, unifier notre vaisseau sous un but commun. Réussir enfin à apporter des réponses, à changer la vie de nos concitoyens. Les libérer de ce joug d’un gouvernement factice qui n’opère que pour eux-mêmes. Je veux simplement être en mesure d’aider les autres, pas seulement d’être limité à ceux de ma maison. Mais d’affranchir chacune des autres maisons de ce vaisseau. Me comprenez-vous ?

Sous une même bannière. Sous un seul et unique blason.

Son visage et son regard quittent les pupilles de son interlocuteur, pour se perdre au loin une fois de plus, réfléchissant à la dernière question de cet homme. Elle avait déjà une réponse claire et précise à lui apporter, mais elle n’avait ni l’envie ni le luxe de se dévoiler au premier individu croisé.

Pour moi Dogma est aussi coupable que nos ancêtres. Si ce n’est plus. Il y a trop de variables que nous ignorons dans toute cette histoire, dans ce noble objectif qui nous a été confié. Sans parler des réveils et du fonctionnement de cette station tout entière. De là à dire qu’il faudrait désactiver Dogma ? Peut-être que cette méthode est trop…. Irréversible. Je pense qu’il faudrait s’affranchir de Dogma. Que l’humanité mérite de retrouver son libre arbitre. Ou qu’elle devrait au moins essayer. Mais Dogma n’est pas inutile pour autant, ce n’est pas elle qui est la cause de tous nos maux. Vous l’avez dit vous-mêmes. C’est une IA. Si elle ne fait qu’imiter notre conscience, elle n’est pas la seule à blâmer dans cette histoire.

Reyna Kramer ne croyait qu’en elle-même. C’était l’éducation qu’on lui avait inculqué dès son plus jeune âge. Matraqué dans son crâne jusqu’à ce qu’elle devienne l’essence même de son existence. Elle ne cherchait que la première place sans concession. Être second ne revenait qu’à être le premier des perdants. Et les perdants ont rarement un lot de consolation.