Affalée dans son fauteuil, les cheveux envahis par les bigoudis, Gloria soulève une des rondelles de concombre posées sur ses yeux en entendant le bruit de la notification. Un nouveau message, à une heure pareille ? Son doigt glisse lentement vers l’option « Marquer comme lu », jusqu’à ce qu’elle voie l’expéditeur. Oh. Bon. Si c’est son chaton, elle veut bien faire un effort.

Il le lui rendra bien.

Plus tard, c’est rafraîchie, sereine et radieuse qu’elle promène son parfum de luxe (Torres n°5, bien sûr) dans les allées du quartier commercial, en chemin pour retrouver Yve. Celui-ci lui signale d’ailleurs qu’elle est en retard, mais bon, il comprendra bien qu’elle vient de voir le bracelet de ses rêves dans une vitrine et qu’elle doit absolument en demander le prix au personnel, non ? Il faut bien avoir le sens des priorités, et regardez ce merveilleux travail d’orfèvre, c’est absolument magnifique, il le lui faut, comment, qu’avez-vous dit, 8000 crédits ? Pour une babiole pareille ? Vous voulez rire, ou vous voulez négocier ? Visiblement, vous voulez qu’elle parte, et c’est tout ce que vous aurez – goujats !

C’est avec un confortable retard d’une dizaine de minutes qu’elle approche le mannequin désarticulé qui l’attend sur un banc, et annonce son arrivée avec un éclatant :

- CHA-TOOON ! Redresse-toi pour mieux admirer la ravissante, la merveilleuse, la glorieuse, oui, c’est moi, Gloriaaa !

Elle prend plusieurs poses en même temps qu’elle se jette des fleurs bruyamment, star de son propre show, diffusé en exclusivité pour son pauvre collègue qui semble accablé. Miséricordieuse, Gloria s’approche et glisse la main dans son chemisier avant de la passer dans une des poches d’Yve.

- Ton nouvel arrivage. Attends, j’en profite pour réajuster ton… Dis donc, je rêve où c’est du- Ugh ! Non ! Mon chaton, je sais bien que tu as tendance à te laisser aller, mais tu ne peux pas porter une horreur pareille, non non et non ! Tu sens comme un Théséisse qui sort des vestiaires !

Bien deviné : c’était le Néo Axe. En moins d’une minute, la superbe de la botaniste laisse place au dégoût, qu’elle exprime par moult grimaces et autres remarques sur « cette odeur nauséabonde », le fait qu’il mérite bien mieux, quelque chose d’un peu plus poudré peut-être, ou un peu boisé ? Tout en réfléchissant à voix haute, elle se penche délicatement – sa jupe est bien trop serrée pour lui autoriser des mouvements brusques – pour ramasser la béquille au sol, et la tendre à son propriétaire.

- Bon. Debout. Je veux des nouvelles chaussures, et il y a une bijouterie dont je veux récupérer les coordonnées pour les envoyer à un collègue gemmologue. Je connais un bon parfumeur qui peut s’occuper de toi, mais il va falloir te promener un peu pour diluer ton… fumet… avant qu’on lui rende visite.

Elle conclut sa déclaration par un regard de bas en haut, qui lui permet de détailler mentalement chaque vêtement porté par le chercheur. Hm. Il y a du progrès, mais il peut vraiment faire mieux, se dit-elle en haussant un sourcil. Ils devraient faire un détour par son tailleur préféré… Ah, non, il est en congé depuis le référendum. Bon, il y a toujours son deuxième préféré. Tiens, d’ailleurs.

- Tu as vu ce que le Rey portait au référendum ? Des chaussettes noires avec des chaussures pareilles, franchement…

Chaton doit bien avoir un avis là-dessus, non ? Si pas sur les chaussettes du Rey, peut-être sur le référendum en lui-même. Cette dernière semaine, les photos et les articles à ce sujet pullulaient sur les réseaux – chargés en théories comme en conclusions douteuses.

Comme toujours, Yve fait preuve de répartie. Elle lui répond d’abord par une grimace de dédain – sous son dégoût maquillé, une part plus tendre d’elle est rassurée de voir que s’il n’est pas en forme, il a au moins la force de rester lui-même. Tant mieux. Ca ferait mauvais genre de s’en prendre non seulement à un handicapé, mais en plus à un homme triste.

- Comment oses-tu me mettre ta puanteur sur le dos ? C’est toi qui n’a pas changé de déodorant pendant dix ans ! Ah, je suis vraiment obligée de m’occuper de tout pour que ce vaisseau fonctionne, c’est terrible ! Tu as de la chance que je t’accorde autant de mon précieux temps... Mais heureusement, j’ai le sens du devoir, et je ne laisserai pas les pauvres nez de nos congénères souffrir un jour de plus.

Oui, c’est bien du premier degré. Non, elle ne bafouille même pas en sortant ce genre de choses. C’est rien, c’est Gloria.

Virevoltant entre les sujets, elle se rend compte qu’elle a effectivement oublié de clarifier quelques éléments dans sa complainte, et cherche ce qu’elle voulait dire un court instant avant d’à nouveau monopoliser la parole au rythme de leurs pas asynchrones.

- Le terme « fumet » te correspond : tu pues comme ces deux exemples, chaton. Oh, et je veux retrouver la bijouterie parce qu’ils ont essayé de me vendre une breloque à un prix exorbitant. J’enverrai quelqu’un qui s’y connaît les saluer de ma part, et ils se rappelleront qu’on n’essaie pas de détrousser Gloria Alvarez.

Elle marque une pause pour lever le menton fièrement, se sentant brièvement bien plus grande qu’elle ne l’est vraiment. Tout ça n’était bien sûr qu’une partie de son plan, la conclusion de celui-ci amenant le plus important : elle aurait ce bracelet, et avec une réduction digne du privilège qu’elle a décidé de mériter.

Mais d’abord, médisons les Kramer.

- Hohoho, tu es bien taquin aujourd’hui ! Je ne sais pas quoi penser de ses cheveux, pour tout te dire. Il y a des gens qui pensent que c’est naturel, tu y crois toi ? Que ce serait une vitiligo, ou le stress de sa position. Si jamais tu as des crédits à perdre, c’est Alex de la compta’ qui prend les paris. Oui oui, tu as bien entendu : une personne de sa propre Maison ! Enfin, si tu veux mon avis, elle doit déjà être au courant, et elle est même sûrement d’accord avec ça. Elle a l’air un peu chipie, donc ça ne me surprendrait pas.

Il n’y a bien que Gloria pour retenir « un peu chipie » d’une intervention prolongée et argumentée d’une cheffe de maison au cours d’une assemblée générale.

- Oh non, s’ils s’étaient battus, il aurait fallu tout interrompre et tout reprendre après, ça aurait duré encore plus longtemps, quel enfer ! Puis ça leur aurait donné une mauvaise image, ce n’est pas très bon pour le commerce, hmm ? Ni pour le spectacle, d’ailleurs. Parce qu’on dit « du pain et des jeux », mais il faut quand même savoir rester à sa place quand tout le monde nous regarde, pas vrai ? Je suis sûre qu’ils se sont quand même sauté dessus après.

Elle conclut son monologue par un gloussement malicieux, avant de pointer du doigt une vitrine. Son deuxième tailleur préféré. C’est là qu’ils iront en premier, déclare-t-elle sans attendre de réponse. Sinon, elle a bien une couturière talentueuse en tête, mais elle ne connaît pas ses disponibilités, et c’est trop tard pour y réfléchir, parce qu’elle est déjà collée à la vitrine, en train de se pâmer devant la nouvelle collection de sacs à main.

Pour quelqu’un que l’amour n’intéresse pas, elle est pourtant capable du plus langoureux des regards lorsqu’elle convoite quelque chose. Elle blottit sa joue dans le creux de sa propre main et avec un sourire transi, annonce la suite des événements.

- Il y a des vestes que je veux te faire essayer...

Dit-elle sans même faire semblant d’y penser, visuellement hypnotisée par son nouveau coup de cœur. C’est pourtant bien son intention originelle, et elle est ramenée à la réalité par la niaiserie de son reflet qui la heurte entre deux affichages holographiques. Reviens à toi, Gloria ! Ce sac magnifique ne viendra pas à toi tout seul ! Il faut prendre les choses en main !

- Hem. Entrons. Et ne fais pas de chichis, cette fois, personne n’essaiera de te mesurer, c’est promis.

Essayer d’enrouler un mètre-ruban autour d’Yve, c’est un peu comme vouloir donner un bain à un chat. Très drôle à regarder en vidéo, mais beaucoup moins amusant quand on est dans la même pièce. Elle fouille à nouveau dans son chemisier, et sort de sa brassière un morceau de papier plié en quatre, où figurent les précieuses mensurations du farouche Cyclamen.

C’est probablement la phrase qu’elle préfère entendre. Quoi de plus agréable que quelqu’un qui vous propose un cadeau que vous avez déjà choisi ? Et puis, venant d’Yve ? Ce serait un cadeau dans un cadeau, une opportunité merveilleuse de lui offrir le bonheur de lui faire plaisir, n’est-ce pas là le concept même de gagnant-gagnant ? Elle a ce qu’elle veut, et il a la chance de le lui offrir. Bien sûr, il y a un « mais ».

- Chatooooooooon ! Toi alors, tu sais vraiment comment parler à une femme. Tu es absolument adorable, et tu sais bien que j’adôoore les cadeaux. Mais ! Je me dois de refuser. Ils ont eu le culot de m’agacer, et de prendre le risque de me mettre de mauvaise humeur alors que j’étais en chemin pour te voir. Je ne veux pas que tu gaspilles tes crédits chez eux.

Cependant…

- Tu m’offriras autre chose, et je m’assurerai que ça en vaudra la peine.

Ca reste Gloria. Bien sûr qu’Yve est condamné. Certains diraient même qu’il avait déjà pris perpétuité au moment où elle avait prononcé le premier « chaton » à son égard – ou peut-être était-ce le moment où ce surnom était devenu semi-exclusif au ronchon belge ?

Ses ricanements à la fois stridents et mélodieux ponctuent leur conversation. Elle revient sur le sujet du pari sur les cheveux du Diamant et dit qu’elle n’en sait pas plus, que la rumeur pourrait autant vouloir dire qu’Alex est en vie pour l’instant, ou qu’il n’y a pas d’Alex et que tout n’est qu’une habile machination, un complot aux buts obscurs ! Elle rit encore, avant de se coller à Yve pour lui chuchoter dans l’oreille :

- Je voulais dire se sauter dessus dans le sens de se battre, mais c’est vrai qu’il y a bien d’autres formes de corps à corps mouvementés qu’on pourrait les imaginer pratiquer…

Si Gloria sait qu’elle joue avec les limites du Cyclamen, elle n’ira pas jusqu’à lui glousser dans l’oreille, ni ne prolongera le contact plus que de raison – elle avait besoin de l’escalader un peu pour lui parler à l’oreille et voulait l’embêter, mais le but n’est pas non plus de rendre son « mignon » chaton encore plus grognon. Et puis, il ne sent toujours pas très bon.

Un regard lui suffit pour faire sursauter la gérante de la boutique, qui comptait visiblement sur le fait que Gloria soit distraite pour ne pas être invoquée de suite. Le rictus carnassier de l’Azarai lui répond qu’elle a tort, comme la façon dont ses yeux suivent chacun de ses mouvements. Ce n’est pourtant pas à elle qu’elle s’adresse lorsqu’elle reprend la parole.

- Je sais bien que tu n’es pas fait pour ça, mon chat. Tu t’ennuierais, ou tu ne ferais que bavarder – ou les deux. A la limite, tu pourrais faire partie du jury… Et me donner des points bonus, bien sûr !

Elle finit sa phrase sur une pose de mannequin exagérée, avant de se tourner pour faire entièrement face à la couturière qui les accueille poliment. Se délectant du traitement réservé aux habitués, la brune demande à voir les nouveaux modèles de costumes anglais et les vestes pour homme, est-ce que vous avez quelque chose qui ressemble à du tweed ? Oui, il faudra des couleurs plutôt froides pour le monsieur, ou peut-être des tons bruns, du camel… oh quoiqu’un joli bordeaux lui irait bien aussi, vous ne trouvez pas ? Chaton, viens par-là, il faut qu’elle te regarde un peu dans les yeux. Hissée sur la pointe des pieds, elle fouille dans les iris d’Yve qu’elle tient par les joues, bien décidée à y déceler l’inspiration pour choisir LA couleur parfaite, avant de se rappeler qu’il ne sait même pas pourquoi il est là.

- Tu vas essayer une veste qui ira bien avec tes chaussures et qui mettra ta silhouette en valeur. Je pense que ça rendra ta tenue plus… complète ? Elena, on va commencer avec du terracotta. Je t’envoie quelques photos de ce que j’ai en tête, et quelques instructions complémentaires.

Aussi vite qu’elle l’a approché, Gloria s’éloigne et marche vers la vitrine qu’elle regardait de l’extérieur plus tôt, comme si sa réflexion avait guidé par hasard ses pas dans cette direction. Peut-être est-ce vraiment le cas : difficile de savoir, Madame est bien trop volatile. La couturière a déjà quitté la pièce alors qu’elle finit de pianoter sur son Axiom et d’envoyer son message.

- Je lui ai dit de te faire essayer plusieurs matières, pour que tu décides ce que tu trouves le plus confortable.

« Confortable » sonne presque ironique, venant d’elle qui se montre si envahissante. Pourtant, s’il y a bien une personne pour qui elle ferait l’effort de se soucier de ce genre de choses, c’est bien Yve. Dans la limite du raisonnable, bien sûr : c’est-à-dire, jusqu’à ce que son attention soit déviée par la prochaine distraction.

Comme d’habitude.

Que le temps passe vite quand on (Gloria) s’amuse ! Elle éclate d’un rire strident et complaisant à la blague d’Yve. C’est bien une blague, hein ? Ca y ressemble, en tout cas, et puis personne ne pourrait lui dire une telle chose sérieusement, après tout, sa silhouette est tout ce qu’il y a de plus parfait !... Mais inconsciemment, elle rentre son ventre.

- Je ne me moque pas de toi, voyons, et tu sais bien que je n’ai rien à t’envier. Tu sais que je préfère que tu sois présentable lorsque tu m’accompagnes. Je vois bien que tu fais de ton mieux, alors je veux t’encourager en participant un peu.

La condescendance dans sa voix est presque palpable, mais il n’y a qu’en prenant de haut quelqu’un d’autre qu’elle retrouve un peu de confiance en elle, ou en tout cas, de ce qui y ressemble chez elle. A l’entendre, on pourrait croire qu’elle lui laisse le choix, que tout cela est une simple sortie shopping entre bons amis, une activité bon enfant motivée par des intérêts sains. Mais ils savent bien tous les deux que la réalité est plus compliquée.

Si elle n’avait pas tant d’affection pour « son petit chat », Gloria aurait choisi une explication plus simple, froidement rationnelle : elle veut un retour sur son investissement. Que son client paie en la laissant s’immiscer un peu plus dans sa vie, sa garde-robe, les regards que lui portent les autres. Et bien que ce soit absolument le cas, elle ressent aussi une forme de bienveillance envers quelqu’un qui est, après tout, son ami.

Elle ne le dira qu’à travers ses actions, mais au fond, elle lui souhaite de voir dans le miroir ce qu’elle voit si facilement chez lui. Qu’il reconnaisse son propre charme derrière l’usure et la douleur, qu’il trouve du confort à mettre en valeur ses atouts inexploités. Qu’il trouve un peu de douceur sucrée derrière son amertume et son acidité.

Attendez, c’était un compliment ? Réflexion interrompue, on s’en fiche de sa vie, il faut faire la belle, il a dit qu’il lui donnerait tous les points !

- Hihihi c’est vraiiiiii ? Chaton, voyons, je sais bien que je suis exceptionnelle, mais tu ne donnerais même pas quelques points à d’autres gens ?

Avec d’autres, ce serait une perche tendue pour récolter plus de compliments. Avec Yve, c’est vraiment une question posée par curiosité. Elle a déjà eu son compliment, elle peut se trémousser joyeusement et fièrement ! Et gratter peut-être quelques informations intéressantes. Il doit bien trouver d’autres gens beaux, non ? Bien sûr, jamais autant qu’elle, mais au moins assez pour que même lui le constate objectivement, non ?

Elena revient en faisant rouler un portant où sont accrochées plusieurs vestes de costume aux couleurs automnales. Marron, pour faire plaisir à chaton ; beige, pour des options un peu plus lumineuses ; aubergine, et elle lui fera les gros yeux s’il ose appeler ça du violet ; et quelques modèles bordeaux et verre bouteille, pour voir si ça va avec son teint.

Sans accorder un regard à la vendeuse essoufflée, la diva saisit une veste en velours côtelé, de la couleur des yeux d’Yve. Elle la contemple pensivement, avant de plaquer le cintre contre le torse du concerné.

- Essaie celle-là en premier, la coupe est merveilleuse ! Oh la la, j’ai déjà hâte de te voir dedans. Le reste de la galaxie n’a qu’à bien se tenir !

Gloria n’a aucune idée de ce qu’elle risque de provoquer comme tirade en mentionnant les résultats du référendum, même de façon si détournée. Une chose est sûre : la vendeuse, déjà épuisée par ce duo haut en couleurs, n’est pas au bout de ses peines.